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ENNIO MORRICONE ou l'inéquation résolue entre Musique absolue et Musique appliquée
Par AIGLE BLANC le 8 Juillet 2020 Consulté 4991 fois

ENNIO MORRICONE
ou l'inéquation résolue entre Musique absolue et Musique appliquée


Pour rendre justice à Ennio MORRICONE, inutile d'étaler autant d'éléments biographiques qu'en compte d'ordinaire n'importe quel ouvrage honorant la mémoire d'un grand artiste. De sa vie privée, nul besoin de gloser tant le maestro a mené une existence des plus ordinaires auprès de Maria Travia, sa seule et unique épouse, et de leurs quatre enfants -dont Andrea, le fils devenu à son tour compositeur et assistant du père. Loin d'être une rock star, en dépit de sa renommée internationale et de ses quelques 70 millions de disques vendus dans le monde, il était encore jusqu'à la fin de sa vie éperdument amoureux de sa femme à qui il avait octroyé le rôle du critique le plus influent de son oeuvre, la seule capable de lui faire jeter une partition à la poubelle. Imagineriez-vous Jerry Lee LEWIS faire preuve d'un tel dévouement et d'une telle confiance en sa partenaire ?

I
Pour concentrer son génie musical en cinq points essentiels, mentionnons le commentaire d'Adrian Lyne (réalisateur de Flashdance et de L'échelle de Jacob) qui le considère non seulement comme un immense compositeur, mais surtout, et avant tout, comme un grand cinéaste. Cette assertion a le mérite de cibler le sens exceptionnel de la mise en scène d'un musicien dirigeant sa partition comme un cinéaste dirige ses acteurs. En effet, Ennio MORRICONE ne se contentait pas d'écrire la musique d'un film sur la seule base de son ambiance telle que suggérée par le scénario, il façonnait ses thèmes sur la psychologie des personnages, résultat d'une lecture profonde des scénarii qu'on lui soumettait et d'une compréhension de leurs enjeux dramatiques autant que psychiques d'une rare pertinence.
Prenez justement le thème du seul film d'Adrian Lyne auquel il ait participé, son adaptation en 1998 du Lolita de Nabokov avec Jeremy Irons dans le rôle principal. Cette musique ayant bu toute la tristesse et la mélancolie du personnage masculin n'a plus qu'à les déverser par la seule force d'un piano classique à la sensualité mortifère. Comment ne pas évoquer aussi le thème inoubliable d'Un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970), l'excellent film d'Elio Petri avec Gian Marian Volonte dans le rôle du commissaire cherchant désespérément, après le meurtre de sa maîtresse, à se faire accuser en accumulant les indices de plus en plus flagrants, en pure perte ? MORRICONE a tout compris de l'ironie abjecte du personnage et réussit le tour-de-force d'emballer le thème au rythme sautillant d'un tango délicieusement narquois.
Mieux qu'aucun cinéaste et compositeur parmi ses confrères, il savait d'instinct où et quand placer sa musique dans l'économie du film. Sa partition ne devait pas doubler l'émotion transmise par la séquence, ce qui l'autorisait à proposer soit l'exact contre-poids de la scène, toujours en relation avec l'enjeu dramatique de l'histoire plus que de la séquence, soit paradoxalement à imposer le silence comme seule expression émotionnelle d'un moment fort du film.

II
Ennio nourrissait un amour du cinéma sincère et passionné, ce que démontre de façon éclatante l'éclectisme dont il a su faire preuve au cours de ses soixante ans de carrière où alternent western (Pour une poignée de dollars, Les huit salopards), drames historiques (1900, Mission), thrillers (L'oiseau au plumage de crustal, Frantic, Rampage), films policiers (Le casse, Peur sur la ville, Sans mobile apparent) et de gangsters (Il était une fois en Amérique, Les Incorruptibles, Les anges de la nuit), films d'espionnage (L'attentat, Le secret), films de guerre (La bataille d'Alger, Outrages), adaptations des grandes oeuvres littéraires (Barbe bleue, Le désert des Tartares, Lolita), comédies (La cage aux folles 1,2,3), films politiques et poétiques (Des oiseaux petits et gros, La classe ouvrière va au paradis, La ballade de Sacco et Vanzetti, I comme Icare), d'aventures (La tente rouge, Orca), érotiques (La clé), fantastiques (Leonor, Holocauste, The Thing), et même de science-fiction à travers L'Humanoïde, son unique incursion dans le genre, si l'on excepte son travail pour la série télévisée Cosmos 1999.


III
Malgré sa réputation d'homme irascible principalement due à son rapport quelquefois méprisant envers la presse journalistique "de bas étage", Ennio MORRICONE nourrissait un grand respect pour les cinéastes, quels que soient leurs statut et expérience du métier. En effet, le maestro privilégiait le facteur humain quand il s'agissait d'honorer une demande. Peu importait en définitive la qualité du scénario tant que son rapport avec le cinéaste promettait de déboucher sur une collaboration fructueuse sur le plan commercial comme artistique. Dès qu'il se lançait dans l'une de ses nombreuses collaborations, il ne faisait aucune distinction entre les films de série A et ceux de série B*, entre les cinéastes débutants donc inconnus et les auteurs confirmés voire institutionnalisés. Il n'est pour s'en convaincre qu'à établir un parallèle explicite entre Quentin Tarantino et Christian Carion. Le premier n'est plus à présenter, suite aux films culte à son actif (Reservoir Dogs, Pulp Fiction, Jackie Brown, Inglorius Bastards...). Pourtant, Ennio a longtemps décliné les demandes du cinéaste américain parce que ce dernier, grand admirateur du compositeur italien, se contentait de piocher parmi ses 500 B.O de films pour nourrir la bande sonore de ses films. Il craignait par conséquent que Tarantino lui commande une partition à la manière de ses oeuvres anciennes, en particulier celles, funky et psychédéliques, des années 70. En revanche, il a répondu favorablement, contre toute attente, à la demande du second qui, en 2015, lui a soumis le scénario de son premier film, En mai fais ce qu'il te plaît, alors que le novice Christian Carion n'osait même pas imaginer une réponse, même négative, de son idole.
C'est ainsi que dans sa carrière les grands noms du cinéma (Bernardo Bertolucci, Sergio Leone, Pier Paolo Pasolini, Mauro Bolognini, Tinto Brass, Dario Argento, Elio Petri, Valerio Zurlini, Giuseppe Tornatore, Brian de Palma, Terrence Malick, Roland Joffé, Mike Nichols, Warren Beatty, Richard Lester, Oliver Stone, John Boorman, Henri Verneuil, Georges Lautner, Yves Boisset, Robert Enrico...) cohabitent avec les seconds couteaux (Duccio Tessari, Sergio Solima, Pasquale Squitieri, Alberto de Martino, Michael Anderson...) voire d'illustres inconnus (Bruno Gaburro, Folco Quilici, Nino Zanchin, Salvatore Samperi, Roberto Faenza, Lajos Koltai, Mikhail Kalatozov...).
Il est par conséquent étonnant de constater le soin et la créativité de ses partitions appliqués aussi bien à de grandes oeuvres du 7ème art qu'à des films de seconde zone voire très médiocres ou mauvais.
L'histoire du cinéma ne manque pas de ces rencontres légendaires entre un cinéaste et un musicien de renom : Alfred Hitchcock et Bernard HERMANN, Federico Fellini et Nino ROTA, David Lynch et Angelo BADALAMENTI, Steven Soderbergh et Cliff MARTINEZ. Si Ennio MORRICONE a été consacré par sa collaboration mythique avec Sergio Leone, elle est loin d'avoir été l'unique de sa carrière, le maestro ayant aussi beaucoup oeuvré aux côtés de Henri Verneuil, Elio Petri, Giuseppe Tornatore, Bernardo Bertolucci, Brian de Palma, Roland Joffé avec lesquels est née une belle amitié faite de respect et de confiance réciproques. Le compositeur italien ne se sentait jamais aussi bon ni aussi inspiré que lors de ses collaborations réitérées et de longue date, la qualité de sa musique dépendant aussi de l'amitié l'unissant aux divers cinéastes et dont le temps enrichissait sa compréhension profonde de leurs attentes et de leur style.

IV
La biographie d'un génie serait tristement incomplète sans sa part d'ombre, sans le lit des regrets s'écoulant sous la surface qu'illuminent uniquement les fastes de la gloire. Au-delà d'une carrière au succès jamais démenti, Ennio MORRICONE a dû brimer ses ambitions musicales car ses études auraient dû le conduire à exercer son talent à la création d'oeuvres personnelles, dites "sérieuses". En effet, il n'a eu de cesse, entre deux commandes cinématographiques, de composer des musiques expérimentales, poursuivant de la sorte les travaux de musique sérielle de Steve REICH, Luigi NONO et John CAGE, autant d'oeuvres restées à son grand regret dans l'ombre de ses B.O. Il nourrissait à l'encontre des musiciens de sa promotion un certain complexe, proche de la honte, du fait d'avoir sacrifié ses recherches avant-gardistes à l'autel de la gloire éphémère du cinéma.
Mais il a su dépasser ce clivage idéologique, cette frustration de n'avoir pu se construire une réelle reconnaissance dans la sphère de la musique absolue**, en se servant autant que possible, dans la limite de ce que pouvait tolérer l'industrie du cinéma, de ses travaux pour le 7ème art comme d'un champ d'expériences en vue de faire progresser ses oeuvres personnelles. C'est ainsi qu'à côté de ses 500 B.O, se cachent des concertos, des oeuvres sacrées qui contiennent tous des idées embryonnaires dans certains des films qu'il a honorés, que ce soit dans ses collaborations avec Elio Petri, Pier Paolo Pasolini ou Giuseppe Tornatore, les cinéastes qui ont laissé le plus libre cours à ses recherches expérimentales.


V
Que l'unanimité se fasse sur le génie de composition d'Ennio MORRICONE ne devrait surtout pas masquer son autre génie, beaucoup moins mentionné celui-ci, et qui porte sur sa science inépuisable, et jamais prise en défaut tout au long de sa carrière, des arrangements. C'est d'ailleurs dans ce domaine qu'il s'est exercé dès le départ, au cours des années soixante, à l'époque où il travaillait à Rome comme arrangeur au sein de la filiale italienne de RCA, prêtant ses services à certaines grandes voix de la chanson populaire comme Mireille Mathieu. Et c'est aussi par la singularité de ses arrangements qu'il a révolutionné dès Pour une poignée de dollars la musique de western, en y introduisant pour la première fois la guitare électrique dans une approche à mi-chemin du rock et de la country, à la manière des SHADOWS, ringardisant instantanément la bande sonore des western américains, tandis que Sergio Leone de son côté révolutionnait par sa mise en scène et son sens opératique du rythme les vieilles réalisations d'Howard Hawks et John Ford.
Le maestro a eu aussi l'idée géniale de pervertir à l'écran l'usage de l'harmonica dans le monde de l'Ouest américain, transformant un instrument à dominante folklorique en un présage de mort grâce aux célèbres thèmes de l"Homme à l'harmonica" d'Il était une fois dans l'ouest et de Peur sur la ville. D'autres instruments de source humaine cette fois font aussi leur apparition dans ses partitions de western spaghetti, comme les sifflements d'Alessandro Alessandroni, signature indélébile du son MORRICONE, ou les élans lyriques de la soprano Edda Dell'ORSO qui ont enchanté tant de spectateurs jusqu'au testament de Leone, Il était une fois en Amérique.
Son autre trait de génie consiste à avoir intégré dans ses bandes sonores des sons utilisés dans l'espace intra-diégétique comme le carillon de Pour quelques dollars de plus, investi là encore d'une charge émotionnelle faisant monter la tension de plusieurs scènes. Et n'oublions pas les cris de coyotes poussés par les choristes d'Alessandro Alessandroni, dans Le bon, la brute et le truand et, surtout, dans le thème à la sauvagerie inégalée de Navajo Joe. D'autres choix d'arrangements pertinents méritent d'être signalés dans le domaine des gialli (nom d'usage des thrillers italiens des années soixante-dix) où la trompette (instrument de formation du jeune Ennio à l'école Sainte-Cécile de Rome) fait une entrée fracassante, non plus pour sa couleur mexicaine mais pour son humeur anxiogène propre à refiler la tachycardie à n'importe quel "Alexandre le bienheureux" comme dans la fameuse trilogie animale de Dario Argento, L'oiseau au plumage de cristal, Le chat à neuf queues et Quatre mouches de velours gris.
Grâce à sa science des arrangements, le maestro peut se permettre de réduire le nombre de thèmes par film en jouant sur leur occurrences avec, chaque fois, des orchestrations différentes qui renouvellent la magie de ses plus belles compositions.

Il paraît difficile voire impossible que le cinéma recroise dans l'avenir un artiste du gabarit d'Ennio MORRICONE. Merci cher maître du fond du coeur pour enchanter ma vie depuis cinq ans. Si cet édito a pu ne serait-ce qu'intriguer quelques oreilles novices et ainsi agrandir votre cercle de fans afin de faire rayonner votre génie pendant plusieurs générations, ce ne sera que justice.


* Les films de série B concernent les productions indépendantes dont le budget par définition reste plus ou moins limité, par opposition aux films de série A produits par les grands studios de cinéma à l'exemple d'Hollywood et de la Metro Goldwin Mayer.

** Ennio Morricone distingue "la musique absolue", celle qu'il compose de sa propre initiative, et "la musique appliquée" ou "à programme" qu'il compose sous la direction d'un cinéaste afin de satisfaire à ses attentes.



Le 16/07/2020 par I AM THE CINEPHILE

Kalatozov n'est pas un illustre inconnu, et son travail a largement dépassé les frontières. Il a gagné une Palme d'Or, quand même !


Le 11/07/2020 par SGT JAKKU

Merci pour cet édito qui explique de manière synthétique et pertinente l'importance musicale et historique de cet immense artiste.


Le 11/07/2020 par MéSANGE

Merci cher Aigle Blanc pour ce superbe et édifiant édito.
La plume d'Aigle Blanc au service du Maître, un moment de grâce!


Le 08/07/2020 par MR LARSEN

Très bel hommage à Ennio MORRICONE, cher Aigle Blanc ! J'en ai appris un peu plus sur ce compositeur discret et pourtant tellement prolifique. J'aime beaucoup cette assertion d'Adrian Lyne que je trouve fort à propos, surtout à l'écoute de la B.O d'"Il était une fois en Amérique". Sans doute ma partition musicale préférée, tout film confondu. Adieu Ennio et merci pour ton talent !


Le 08/07/2020 par RICHARD

Merci pour ce très bel édito passionné et passionnant.



             



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