Depuis que Prince a connu le succès planétaire avec "Purple Rain", mon sentiment est qu'il remplit moins ses albums avec des titres bien funk taillés pour doper les ventes et pour faire des singles comme on les aime. Il cherche beaucoup plus à surprendre, à expérimenter, à orienter ses fans, avec le risque de flanquer des trucs de très mauvais goût dont seules les premières prises sont retenues par principe, un peu comme pour faire évoluer les mentalités et ouvrir aux différences.
Je suis ainsi certain que c'était dans le cadre d'une démarche artistique contrastée totalement délibérée que Prince nous a balancé un "Tamborine" entre "Raspberry Beret" et "America", ou un "Do U Lie?" entre "Mountains" et "Kiss", quitte à renvoyer des "Love or Money" aux faces B, des "Nothing Compares 2 U" à d'autres ou des "All Your Dreams" tout droit dans son Vault à la même époque.
Et donc, un double-album après deux albums expérimentaux comme "Around the World" et "Parade", ça donnera quoi? Une confirmation, mais en pire puisqu'il n'y a plus The Revolution comme garde-fou.
Le funky "La la la, he he heee" et sa caisse claire sonnant comme un chien qui aboie, avec tous ses développements délirants mais jouissifs, c'est direction face B. Par contre, on a droit à un "U Got the Look" avec son gimmick à la boîte à rythmes et son escalade de remplissage.
Que devient un titre jazzy comme "Crystall Ball"? Direction The vault, on garde pour plus tard au cas où on aurait moins de succès un jour. A la place, on a droit à "Ballad of Dorothy Parker" et son chant particulièrement approximatif.
Heureusement qu'en concerts certains morceaux n'ont plus rien de minimaliste, mais sont complètement déployés et interprétés avec de vrais instruments (en particulier, la batterie de Shiela E à la place d'une Lynn Drum)! Maintenant que la version super deluxe est disponible, tout le monde peut comparer les versions studios de "Play In the Sunshine", "Forever In My Life", "Place of Your Man", "Strange Relationship" ou "The Cross" avec leur version live, la différence est saisissante ! Tellement saisissante que ça force à prendre du recul. Finalement, on se dit que les versions studio semblent délibérément rabaissées comparées à leur potentiel en live !
Et si c'était ce que Prince voulait, pour changer une fois de plus les règles? Ce ne serait plus la tournée qui ferait la promotion d'un album, mais l'album qui offrirait un aperçu de ce qu'il y aurait durant les concerts, à la façon d'un "Teasing", et donc c'est l'album qui ferait la promotion de la tournée?
Sinon, au rayon des déchets purs et simples, on a "It" (la chose), "Starfish and Coffee" et "Slow Love" qui se suivent.
Il y a aussi "Adore" pour conclure l'album de la pire des manières. La voix de falsetto ridicule de Prince répond à une trompette qui ne semble pas faire partie du décor. C'est du texte qu'on bourre dans une musique comme on peut, et on soude le tout avec du colorant qui colle.
Et donc que reste-t-il? Quelques morceaux seulement. En particulier, le titre "Sign o' the Times" où Prince est encore plus minimaliste que pour "Kiss" ou "When Doves Cry", et c'est juste génialement réussi. "Housequake" ferait aimer le rap à quelqu'un qui déteste le genre. Et bien entendu le monument funk qu'est "It's Gonna Be a Beautiful Night" avec son ambiance live qui rappelle "Baby i'm a Star" mais avec des développements plus modernes et bien plus complexes.
L'album est donc à ce moment le plus inégal de toute la discographie et il n'a rien de cohérent du tout. On y trouve le meilleur et le pire, avec une bonne dose de morceaux qui semblent enregistrés à la va-vite, sans être vraiment terminés, mais sans donner l'impression d'être là pour le remplissage non plus.
Et pourtant, le miracle est là. L'album laisse un arrière-goût unique et on le remet quand il est fini. Il crée une dépendance qu'on n'explique pas. Et on y retourne, encore et encore. On cesse de contester ce qu'on entend, on se met à réimaginer ce qu'on pourrait entendre.
Après, le temps passe.
Beaucoup plus tard (par exemple à l'occasion de la mise en vente d'une version super deluxe à peine opportuniste de la part de Warner), on en redécouvre le minimalisme apparent, et les passages plus rebutants de l'album. On s'aperçoit ce jour- là que notre imagination a complété ce qu'on réécoute. On comprend alors que Prince n'a pas voulu tout enregistrer sur ses morceaux, mais que ce qu'il n'a pas enregistré, il voulait qu'on le complète nous-mêmes.
J'ai grandi avec Prince, et Prince m'a fait grandir. Il m'a soufflé un jour, au début d'un album : "Open your heart, open your mind", et ça s'est réalisé. Avec Prince, j'ai d'abord dû écouter ce que j'entendais, et ce fut parfois difficile. Puis, avec le temps, j'ai commencé à entendre ce qui se passe sous le silence de la première écoute, mais ce développement s'est réalisé tout seul.
Ainsi, probablement que le meilleur hommage que je puisse rendre à Prince, c'est de mettre 3 étoiles à cet album parce que je suis aujourd'hui convaincu que c'est ce qu'il voulait. S'il le pouvait, il dirait à ceux qui mettent 5 étoiles à cet album qu'il faut les partager avec son public qui a adopté un album aussi difficile, qui l'a intégré et qui l'a aimé jusqu'à son dernier défaut.