Un jour, il y a quelques années, j'ai rendu service à deux Québécois voyageurs et sympathiques en les transportant en voiture de la gare TGV d'Avignon jusqu'aux remparts du centre ville. Ce qui ne laisse pas beaucoup de temps pour une discussion fournie, mais on a réussi à y glisser quelques bribes de musique. Sans être passionnés, ils ont été, je pense, plutôt contents qu'on ne cite pas de comédie musicale ni de chanteuse à voix pour mettre en avant les artistes de leur pays. Ils ont été encore plus heureux (je me rappelle de bons sourires) en entendant, de ma part, les noms de HARMONIUM et de leur chanteur "très engagé". Avec le recul, je me dis que j'aurais aimé leur parler de SUROÎT également, si j'avais connu auparavant ; après tout, les îles de la Madeleine font aussi partie du Québec !

Ce petit archipel placé à mi-chemin entre l'île Terre-Neuve et le Nouveau-Brunswick, en plein milieu du golfe du Saint-Laurent, suscite l'attendrissement face au gigantisme de l'ensemble du territoire canadien. On dit "îles", mais certaines sont reliées par de longs bras de terre ou de dunes. Dans tous les cas, elles sont fortement touchées par les vents. Les localités de Fatima et la Pointe-aux-Loups sont le berceau de SUROÎT (comme le vent venu du sud-ouest, un courant chaud), né de l'amitié entre Bertrand Deraspe, Pierrot Deraspe et Alcide Painchaud.

Le trio est encore loin du groupe tel qu'il se fait connaître bien plus tard, et ce premier disque éponyme, souvent rebaptisé La Chasse, publié en 1977 par le label Biplan (Montréal) se trouve aussi isolé qu'on peut le penser. Il est totalement acoustique : à part les voix, les seules instrumentations sont formées par la guitare, la contrebasse et le piano.

Les titres "La chasse" et "Pointe aux Loups" annoncent la couleur, nul besoin de préciser pourquoi en ce qui concerne cette dernière, peinture et déclaration d'amour au village natal. Pour "La chasse", il suffit d'écouter les premiers vers pour s'imprégner tout de suite de la tradition et du folklore dont SUROÎT est grand défenseur, ainsi que d'une forme d'humour, légèreté très communicative sur des sujets parfois graves, en l'occurrence la menace pour les phoques. Jugez plutôt : "Au loin il y a la glace, au loin il y a la chasse, les loups marins vont arriver bientôt, et les chasseurs iront risquer leur peau, et p't'être celle de Brigitte Bardot!"

Bien aidé par l'omniprésence de chants masculins, ceux de Bertrand Deraspe et (encore meilleur) d'Alcide Painchaud, l'esprit camarade et bon enfant se trouve autant favorisé que nuancé par un autre élément : l'alcool. Car si les Madelinots (et les Madeliniennes), de façon générale, nous apparaissent sympathiques comme la majorité des Acadiens et une grande partie des Canadiens, il y a, comme en maintes autres régions du globe, les moeurs liées à la boisson qui rassure ("L'épave sympathique", "Le docteur Grégoire") ou qui brise des vies ("L'enfant de la débauche"). En tout cas, et comme ailleurs, sur un terrain folk, il influence grandement les chansons !

Chansons fort bien écrites, amusantes - même si un Français de la métropole ne saisit pas toutes les subtilités liées au dialecte et à l'accent madelinots -, et d'autant plus que les trois compères sont d'excellents musiciens. Le picking folk des guitares sur la plupart des titres est complété par un jeu de contrebasse très appuyé, sur "Bye Bye l'Amérique" notamment (chanson qui vante le besoin de sortir des villes pour retrouver les îles) où Pierrot Deraspe la tient au lieu d'Alcide Painchaud, installé au piano, et la rend encore plus mélodique. Le violon dansant est occasionnel mais inspiré.

On les écoute chanter et jouer comme s'ils étaient là devant nous, dans le coin d'un bar. Au chant, on apprécie grandement ces harmonies vocales, aux couleurs oscillant régulièrement vers le blues. Tandis que "Le docteur Grégoire" est un chant soliste a-cappella court et simple, "Les gens de par chez nous" préfère le débit de noms propres et l'esprit festif, avec une jam violon-instruments qui donne l'impression de ne pas finir. "L'arbre est dans ses feuilles", avec ses réponses et phrases répétitives se fait agréablement remarquer. Les chanteurs emploient déjà aussi beaucoup le lilt, sorte de yaourt rythmique à base d'onomatopées, typique de la musique irlandaise ("tilouli dan dan...").

Cela donne un album frais, peut-être pas excellent sur toute la longueur mais avec de belles idées de compositions comme de textes : "La chasse", "Bye Bye l'Amérique" (filiation avec HARMONIUM, puisqu'on en parlait, pour le côté folk jazz, les accords colorés), « Pointe aux Loups » ("On est pas mal loin, et on a de la chance !"), "L'enfant de la débauche" (mélodie caressante pour "À 17 ans, je commis la folie de mettre la main sur un p'tit verre de vin" sur fond de rythme country). Et jolie pochette, avec ses deux photos superposées, qui plante le décor !

C'est le seul disque vinyle de SUROÎT, avant une première séparation puisque le groupe ne pense alors que de façon éphémère, puis reformation quasi totale et longues années (plus d'une décennie) de professionnalisation avant le retour aux studios...