La vie de Williams Thomas Dupree pourrait être un excellent sujet pour un biopic hollywoodien. Le pianiste reste le dépositaire d’une vie captivante malgré un début digne des meilleurs mélos. Né en 1910 à la Nouvelle Orleans, il perd ses parents dans un incendie alors qu’il a tout juste un an. Il est placé au Colored Waifs Home For Boys, un orphelinat qui sert aussi de maison de redressement. Il quitte l’endroit à 14 ans et vit d’expédients, chantant dans les tavernes et les ruelles, mendiant dans les rues, dormant dans des voitures abandonnées ou des wagons et devient homme à tout faire des Yellow Pocahontas.

Sa vie change lorsqu'il est recueilli par Madame Gardner qui va lui servir de seconde mère. Le jeune Dupree s’intéresse alors au piano, instrument dont il apprend les rudiments aux côtés de Willie Hall, un spécialiste du boogie-woogie. Quand il ne tape pas sur les touches d’ivoire, Williams enfile des gants de boxe, le garçon devient professionnel en 1932 en intégrant l’équipe de Kid Green. Lassé de prendre des coups pour des clopinettes, celui qui est devenu Champion Jack Dupree stoppe la boxe après 107 combats et rejoint Indianapolis où il rencontre Scrapper Blackwell et Leroy Carr avec qui il lie amitié. Devenu pianiste à temps complet, il enregistre son premier 78 tours en 1940 pour Okeh, filiale de la Columbia. En 1942, notre pianiste se retrouve enrôlé sous la bannière de l’Oncle Sam et devient cuisinier dans le Pacifique où il sera fait prisonnier par les japonais. A sa libération en 1944, il s’établit à New York et grave une poignée de 78 tours pour Asch avant d’enchaîner toute une série de single pour Joe Davis. Champion Jack va enregistrer abondamment pour de nombreux labels (Lenox, Celebrity, Apollo, Alert, Abbey) le pianiste utilisera même plusieurs pseudos (Meat Heat Johnson, Brother Blue ou Willie Jordan).

Au début des années 50, il enchaîne chez King sous le nom de Big Tom Collins, se transforme en Duke Bayou sur des enregistrements Apollo. Il commet l’un de ses plus gros succès avec "Walking The Blues" qui grimpe à la 6ème place des charts R&B. Durant la seconde moitié des fifties, Dupree enchaîne les enregistrements pour divers labels, fait équipe avec le guitariste Larry Dale, mais c’est en 1959 qu’il enregistre son premier album pour Atlantic Records avec Blues From The Gutter. En 1959, le pianiste effectue sa première tournée en Angleterre, pays où il s’installera deux ans plus tard avant de rejoindre le Danemark puis la Suisse … mais ça c’est une autre histoire que nous vous conterons peut-être prochainement.

Natural Soulful Blues est enregistré à Londres en 1959. Pour l’occasion, le pianiste est épaulé par le contrebassiste Jack Fallon, un canadien installé à Londres depuis la fin de la Seconde Guerre. Fallon est loin d’être un débutant, il a joué pour Ronnie SCOTT, Stephan GRAPPELLI, Django REINHADT et pour les chanteuses Carmen McRae, Lena Horne et Sarah VAUGHAN. Fallon manie également le violon avec virtuosité et est capable de s’adapter au Blues comme un poisson dans l’eau. Il a déjà secondé Josh White et BIG BILL BRONZY lors de tournées européennes. A la guitare, on retrouve Alexis Korner l’un des pionniers du British Blues, ancien compagnon de route de Chris Barber et de l’harmoniciste Cyril Davies et futur leader de Blues Incorporated.

Dès les premières mesures Champion Jack Dupree s’écarte résolument du boogie-woogie dont il a été le dépositaire pendant de longues années dans un style parfois proche du barrelhouse. Excellent conteur à l’humour contagieux, Dupree nous offre ici un répertoire intimiste d’une sobriété surprenante, presque déconcertante. La face A se compose de cinq titres tous aussi intimistes. Un titre se détache, Dupree délivre un hommage à son ami BIG BILL BRONZY avec "Death Of Big Bill Bronzy", une création qui part d’une promesse entre les deux musiciens, le survivant devait lui dédier une chanson. Autre titre valant le détour, "How Long Blues" une vieille compo de Leroy Carr inspirée d’une chanson d’Ida Cox "How Long Daddy How Long". Si les versions de Carr et de Tampa Red demeurent les plus connues et les plus diffusées, notre ancien boxeur s’en sort plutôt pas mal, la voix rocailleuse comme cabossée permet de captiver l’auditeur. Ce titre sera repris plus tard par CLAPTON sur l’album From The Cradle. De son côté, Alexis Korner réenregistrera le morceau trois ans plus tard sur un disque Live.

La face B dévoile le même nombre de pistes toutes plus sobres les unes que les autres. Le pianiste délivre quatre de ses compositions. Si le rythme demeure résolument calme, plus Jazzy que boogie-woogie, on retient l’humour impayable qui vient enrober "Mother-In-Law Blues". Enfin on donnera une mention à "Bad Luck Bound To Change", une compo de Korner, chantée avec vigueur par Dupree.

Si chaque morceau demeure intrinsèquement inattaquable, le tempo imprimé par le pianiste reste trop linéaire et trop dépouillé et pour tout dire ascétique. On aurait aimé un ou deux boogie-woogie ou alors du barrellhouse à la Speckled Red sur une ou deux pistes, ce qui aurait permis de casser la monotonie. Mais peut-être que ce premier enregistrement londonien avec le jazzman Jack Fallon a coupé Champion Jack Dupree de ses racines. Un disque de Piano Blues plus Jazzy que Bluesy. En 1961, le disque sortira sous pressage français avec une pochette différente.