Au milieu des années 70, Brian ENO peut être assimilé à une véritable pile électrique. En plus de sa carrière solo, il enchaîne les collaborations et productions à une vitesse folle. Rien qu'en 1974, il a déjà participé à une demi-douzaine d'albums, auxquels il faut ajouter ceux qu'il a produits ou encore ceux auxquels il a donné un coup de pouce. Dans ce maelström productif, ENO trouve tout de même le temps de sortir des albums solo, de grande qualité qui plus est. C'est ainsi qu'à la fin de l'année, il compose et publie Taking Tiger Mountain (By Strategy), soit une nouvelle pierre dans le mur des grandes réalisations rock. Côté musiciens, les comparses Manzanera et Mackay répondent toujours présents, ainsi que l'ami Robert Fripp et Robert Wyatt. La présence de Phil Collins en guest, quant à elle, n'est pas un hasard puisqu'il s'agit du 'paiement' réclamé par ENO pour avoir participé à The Lamb Lies Down on Broadway.

En terme d'exploration de pistes musicales, ENO se décide à aller plus loin que sur son précédent album, Here Come the Warm Jets. La direction générale reste bien rock (voire punk avec "Third Uncle"), mais l'originalité de la musique ne fait que détonner. Les idées d'écriture se structurent et se succèdent sans baisse de régime. En vérité, ENO est assimilable à un jongleur qui excelle à lancer ses quilles avec talent, et Taking Tiger Mountain (By Strategy) est son grand numéro.
Sur bien des points, la musique d'ENO évolue en bien, de manière remarquable. En premier lieu, la voix du 'non-musicien' s'améliore, sinon est plus agréable à écouter, au point de véhiculer encore plus d'émotions qu'auparavant. Rien qu'avec ça, certaines chansons gagnent en attrait ("Put a Straw Under Baby", "The Fat Lady of Limburg"). Le sens de la mélodie accrocheuse est également un élément fort de l'album, et ce dès le premier morceau. Au niveau des paroles, En revanche, il faud s'accrocher pour donner du sens aux paroles, mais aussi du crédit. Ceci étant, elles ne sont pas désagréables.
Parmi ce recueil de chansons toutes aussi formidables les unes que les autres, deux en particulier attirent l'attention. "The Great Pretender", qui n'a rien à voir avec le tube des PLATTERS, est une chanson glaciale et monotone qui s'impose sans forcer et hypnotise, au point de faire passer ses 5 minutes à une vitesse folle tout en procurant un plaisir musical intense. "Third Uncle", quant à lui, est un rock un peu longuet, mais surtout très énervé, qui préfigure EN QUELQUE SORTE ce que sera quelques années plus tard le punk.

Alors, pourquoi ne pas accorder la note maximale ? Taking Tiger Mountain cumule certaines imperfections, dont un manque de concision qui frappe une bonne partie des chansons. Le plus grand point de désaccord reste cependant l'abus de fade-out. Il ne s'agit pas, à la base, d'une mauvaise technique, mais son usage à outrance énerve bien rapidement. De quoi relativiser le génie du deuxième album solo d'ENO, mais pas assez pour le contester de manière profonde.