A l'heure où votre serviteur rédige la première phrase de ladite chronique, ALL ABOUT EVE n'est plus en activité, même si sa dissolution n'a jamais été effective. De l'aveu de la chanteuse Julianne Regan, les membres du groupe sont partis explorer de nouveaux horizons et il y a fort peu de chance qu'ils se réunissent de nouveau.
Comme bien des formations, le pic d'activité d'ALL ABOUT EVE n'a pas dépassé 15 années, de 1988 à 1992 pour les 4 uniques albums studio auxquels s'adjoignent 3 EP et une quinzaine de singles, de 1991 à 2003 pour les 4 albums live.

Force est de constater qu'aujourd'hui le nom de ce groupe britannique n'évoque plus rien à personne, à part peut-être aux cinéphiles qui vous répondront que All About Eve est le titre d'un grand classique du cinéaste Joseph L. Mankiewicz avec Bette Davis, George Sanders et Anne Baxter. Dure loi de l'Histoire qui retient à juste titre les vrais chef-d'oeuvre artistiques mais jette parfois dans l'oubli quelques modestes talents, honnêtes mais sans génie particulier.
Qu'a-t-il manqué au groupe de Julianne Regan pour laisser une trace durable dans l'histoire du rock ? Du génie ? Surtout pas. Bien des groupes ont atteint une renommée certaine sans la moindre once de génie. Du talent ? Pas davantage, des célébrités sans réel talent, ça existe aussi.

Tentons une hypothèse : la seconde moitié des années 80 était dominée par le roi Michael JACKSON et la reine MADONNA, sans oublier le prince éponyme qui se lamente sous la pluie pourpre. Il y avait aussi les David BOWIE, EURYTHMIX, George MICHAEL et TALK TALK. Une décennie joyeuse et futile d'un côté, sombre et mélancolique de l'autre avec THE CURE et DEPECHE MODE. Déjà, ALL ABOUT EVE ne relevait ni de l'un ni de l'autre : leur musique n'était faite ni pour piétiner les dance floors ni pour abreuver de spleen les gothiques de tout poil.
Les textes de Julianne Regan recelaient une qualité littéraire qu'on ne retrouvait pas chez MADONNA. Et en même temps, leur Rock fortement imprégné de Pop, voire de Folk, restait dans une certaine tradition classique, posture quelque peu anachronique à l'époque qui a vu naître leur album inaugural. ALL ABOUT EVE ne dégageait ni la grandiloquence de SIMPLE MINDS ou de U2 ni ne revendiquait une quelconque identité brimée comme CULTURE CLUB ou BRONSKI BEAT. Aucune trace d'avant-gardisme chez eux contrairement à David BOWIE. Trop doux pour les fans de METALLICA mais trop rock pour les adeptes de COCK ROBIN.
C'est cet entre-deux, zone mal définie, qui peut expliquer l'oubli dans lequel est tombé ALL ABOUT EVE.

Pourtant, leur premier album éponyme soulève un certain émoi en Grande Bretagne. La ballade "Martha's Harbour" atteint la dixième place des charts anglais, le meilleur classement dont bénéficia l'une de leurs chansons. D'autres singles du même album se sont classés, mais seulement entre la 30ième place ("Every Angel", "What Kind of Fool") et la 47ième ("In The Clouds").
Mais la presse musicale, en voulant définir leur style, a commis une erreur qui a semé la confusion. Comme les membres du groupe étaient très liés à deux autres formations issues de la scène gothique, j'ai nommé THE SISTERS OF MERCY et THE MISSION, on l'a rangé un peu vite dans le style gothique. Cela vient peut-être de leurs premières chansons, "Flowers in Our Hair" et "In The Clouds" dont la texture aérienne n'est pas sans rappeler COCTEAU TWINS, la voix de Julianne Regan renforçant le rapprochement avec la Dream Pop. Pourtant, la chanteuse ne cherche nullement à enjoliver les chansons, contrairement à Elizabeth Fraser dont le chant se pare d'atours Bel Canto. Julianne Regan n'a pas besoin de verser dans l'étrangeté ni dans la virtuosité. Son timbre de voix est si clair qu'il se suffit à lui-même. Elle chante d'une façon simple, mais non sans talent. Sa modestie sert admirablement leurs chansons les plus inspirées. Et ce premier opus n'en manque pas.

Certes, le groupe impose une agréable pop aérienne dans le tiercé gagnant : "Flowers In Our Hair", "In The Clouds", "Wild Hearted Woman". Les guitares de Tim Bricheno n'oublient jamais d'y impulser chaque fois des rythmes rock qui rehaussent efficacement la structure pop des titres pré-cités.
Le groupe se montre très habile aussi lorsqu'il s'agit d'inclure le violon de Rick Sanders dans leur jolie ballade "Like Emily" ou leur jigue tsigane "Gypsy Dance" qui contribue à diversifier les couleurs de l'album.
Dans le registre hautement risqué des ballades, ALL ABOUT EVE fait preuve d'une fort belle constance dans la qualité. En effet, le groupe ne sombre jamais dans la guimauve, au contraire de SCORPIONS qui y perdra parfois son âme et son intégrité. ""Shelter From The Rain" déploie son rythme où alternent envolées et brusques retenues pour un résultat vraiment convaincant. La magnifique version quelque peu adaptée du traditionnel celtique "She Moves Through The Fair" ne manque ni de ferveur ni d'émotion et supplante même la version qu'en donna Loreena McKennitt en 1994, dans l'album Elements. Le chant de Julianne Regan y trouve une solennité sans apprêt, d'une sobriété exemplaire. Et que dire de la ballade qui clôt le disque, la superbe et poétique "Lady Moonlight", si ce n'est que c'est la meilleure de l'opus et que les musiciens l'exécutent avec la finesse requise ? Quelle délicatesse et quelle discrète mélancolie ! Un bijou !
"Martha's harbour", autre belle ballade, n'atteint cependant pas la grâce de "Lady Moonlight", bien qu'elle se soit hissée à la 30ième place des charts anglais.

Les guitares de Tim Bricheno, régulièrement, infusent à l'ensemble des relents de heavy metal hyper bien dosés qui atténuent l'ennui que pourrait susciter la prédominance des ballades. Et sur l'avant-dernier titre, "In The Meadow", de loin mon préféré, il lâche même un long solo final enthousiasmant, dans une montée en puissance parfaitement négociée qui révèle en lui un très bon guitariste à mi chemin du rock et du heavy metal. D'ailleurs, il quittera le groupe en 1990 pour rejoindre THE SISTERS OF MERCY.

All About Eve est un premier album comme on les rêve : perfectible certes, mais gorgé de talent et d'une personnalité attachante. S'il ne propose aucun standard du rock ou de la pop, c'est toutefois de l'ouvrage finement ciselé fort prometteur. L'album suivant, Scarlett and other stories, dans la continuité de celui-ci, fera encore mieux en améliorant la recette inaugurée ici.