On connaît tous Back To Black - l’album culte qui a fait d’Amy WINEHOUSE une icône planétaire, voix déchirée et trait d’eye-liner impeccablement tremblant. C’est lui qui l’a révélée au grand public, l’a propulsée au sommet et a figé son image dans la légende. Mais avant cette explosion noire de soul, il y avait Frank, un premier disque sorti en 2003, plus discret mais tout aussi essentiel. Un monument de groove londonien, un concentré de sincérité brute et de créativité musicale, où Amy mixe jazz, soul et R&B, nous laissant déjà entendre tout ce qui fera d’elle une artiste à part.

Amy est précoce, elle manifeste très tôt un intérêt pour la musique et commence à composer à la guitare dès l’âge de 14 ans. Cinq ans plus tard et plusieurs scènes londoniennes à son actif, elle signe son premier contrat et publie, à vingt ans, son premier album. Dès l’introduction du disque avec le single "Stronger Than Me", la voix puissante et mature de la chanteuse contraste avec son jeune âge, tout en se posant sur une production R&B-soul joliment travaillée. Amy poursuit avec la double composition "You Sent Me Flying/Cherry" où l’instrumentation prend des teintes jazz en développant une mélodie planante qui s’enrichit petit à petit, avant de s’essayer à une couleur plus percussive dans "Know You Now".

Sur "Moody’s Mood For Love/Teo Licks" puis "(There Is No) Greater Love", WINEHOUSE s’attaque à deux monuments du jazz des années 30 et 50, preuve de sa maîtrise du jazz traditionnel dans lequel elle ne manque pas d’insuffler sa propre sensibilité. Mais loin de se cantonner à la ré-interprétation de classiques, elle compose aussi ses propres ballades dans cette veine feutrée, à l’image de "I Heard Love Is Blind", un beau morceau aux arrangements minimalistes, ou dans "Help Yourself", un titre au R&B jazzy où la guitare et la basse s’entrelacent sur fond d’orgue tandis qu’Amy déploie son franc-parler si attachant.

Le single "In My Bed" est très plaisant, avec sa dose de sensualité funk qui se bonifie à mesure qu’on l’écoute. La production y est magnifiquement riche : la batterie donne le ton, les guitares restent en retrait mais sont pleinement efficaces, l’orgue apporte des reflets rétro très beaux tandis que le piano Rhodes lui donne une touche moderne, pendant que la section de cuivres et la flûte donnent au morceau toute son ampleur. "Take The Box" reste encore un single témoignant de la maturité d’Amy qui livre une performance vocale à l’équilibre parfait, entre technique, émotion et envolée magique. Quant à "October Song", c'est une jolie ballade au swing léger reposant sur un motif primesautier qui colle parfaitement à la métaphore qu’elle utilise dans son texte, celle du canari qui s’est envolé vers un nouvel amour.

Le charme est immédiat sur le single emblématique "Fuck Me Pumps" dont l’ironie légère et l’irrésistible groove donnent forcément envie d’y revenir. Un beatbox effacé se pose sur une base de piano malicieux qui mélange habilement influences jazz et soul-funk, alors que la guitare sautille gaiement avec quelques notes de clarinette et de flûte qui viennent colorer l’arrière-plan. C’est dense sans jamais être ostentatoire, mais s’il fallait ne retenir qu’une seule chanson de cet opus, je choisirais "What Is It About Men" qui arrive plus loin dans la tracklist et qui nous plonge dans une introspection plus sombre où la néo-soul prend toute sa dimension. La basse est grave et la guitare reste pleine de tension, dessinant le mal-être et la lucidité avec laquelle Amy explore ses relations compliquées avec les hommes. Le tout est tissé dans une ambiance brumeuse d’où les cuivres émergent par touches discrètes avec une petite lueur groovy.

Pour finir, WINEHOUSE nous livre encore une belle pépite, le morceau "Amy Amy Amy" qui conjugue son écriture autobiographique et une ambiance délicieusement rétro. La basse est aussi chaude que chaloupée, les cuivres ajoutent au côté lancinant de la chanson et les ruptures rythmiques sont toujours bien dosées, montrant que la jeune chanteuse a bien fait de choisir la musique comme terrain de jeu. Sur tout l’album, sa voix d’exception est évidemment le plus bel instrument, rauque et inoubliable. Sa tessiture exceptionnellement riche semble la rendre capable de tout chanter, et surtout, d’habiter pleinement chaque chanson.

Avec Frank, Amy WINEHOUSE signe déjà un sans-faute. Pour un premier album, la maîtrise y est bluffante : la chanteuse incarne sa musique comme peu d’artistes de son âge et passe sans effort du jazz à la soul en faisant quelques détours audacieux, portée par cette voix désormais légendaire. Plus qu’une simple démonstration de talent, Frank témoigne d’une précocité artistique remarquable, d’une personnalité affirmée qui fait plaisir à entendre et d’un regard frais sur la musique, mais également sur le monde qui l’entoure. Un disque sincère, bourré d’idée et de caractère, qui donne furieusement envie de la suivre sans la moindre hésitation.