Dans cet album paru en 1962, Yves MONTAND devient le passeur d’une poésie. Grâce à Yves Montand Chante Jacques Prévert, la chanson française se fait ici cabaret littéraire, traversée par des effluves de jazz. C’est un disque qui s’inscrit dans la tradition des poèmes de Jacques Prévert mis en musique par Joseph Kosma, Henri Crolla ou Christiane Verger mais aussi comme relecture moderne, épurée, nourrie par l’expérience scénique d’un MONTAND arrivé à pleine maturité. Il y incarne un style fait d’élégance avec un phrasé qui épouse la respiration du vers. L’album présente 15 titres dans lesquels on trouve des inédits et des nouvelles versions de cinq chansons déjà enregistrées. L’orchestre de Bob Castella, rodé par des années de tournées, donne au disque une cohésion de cabaret jazz intimiste.

C’est une couleur swing qui ouvre le disque avec "Les Cireurs De Souliers De Broadway". Les cuivres filent et transportent au cœur de New York avec un rythme jazzy intimiste, cabaret, dans lequel la trompette est grandement invitée à la fête. Là encore, MONTAND se fait conteur, sincère et malicieux, alternant entre chant et parlé, acteur qui démontre qu’une chanson peut aussi être une scène de théâtre. "Dans Ma Maison" est une ballade où Castella installe un balancement tendre au piano, rejoint par l’accordéon et des cordes vibrantes. Prévert dresse un inventaire poétique et MONTAND tantôt le chante, tantôt le récite. Il raconte une histoire. On trouve ensuite des miniatures telles que "Chanson", une minute quatorze d’une simplicité délicate presque enfantine, piano nu, quelques notes suspendues et "On Frappe", une ritournelle très courte presque dénuée de musique. Elles rappellent combien Prévert savait transformer un détail du quotidien en éclat de poésie et MONTAND chante avec lenteur prenant soin de donner son sens aux mots. L’on joue la carte de la malice avec "En Sortant De L’école" qui prend un ton léger, tempo allègre et l’orchestre bondit derrière comme une cour de récréation, comme un saut de cabri. C’est une chanson d’une fraîcheur enfantine, un clin d’œil, une pause. Prévert joue avec le langage, l’énumération devient manège, chaque image appelle la suivante, sans frein ni frontière, la mélodie de Kosma épouse ce mouvement d’élan et de liberté, la voix claire et chaleureuse de MONTAND ajoute une malice supplémentaire. La poésie s’échappe et nous rappelle que l’imaginaire est le plus joyeux des terrains de jeu. Elle répond aux rêveries plus intimes comme "Le Jardin" ou "Fable", toutes en délicatesses, bucoliques, aériennes et guillerettes presque des comptines.

Puis viennent des pièces imposantes. "Les Feuilles Mortes", évidemment, qui donne à l’album son centre de gravité. On la connaît et MONTAND lui offre, ici, une gravité nouvelle, moins théâtrale qu’autrefois, plus intériorisée. La contrebasse et la clarinette pleurent à pas feutrés, le piano pose des pas lents et tisse un voile mélancolique et l’on entend l’automne entier dans une seule inflexion de voix. C’est l’instant d’éternité. Même mouvement dans "Barbara". Piano note à note ou goutte à goutte. La voix de MONTAND se fait retenue, il n’en rajoute pas. Il laisse la plume de Jacques Prévert parler, et c’est poignant.

Entre ces deux chansons d’autres tissent le fil d’une poésie amoureuse : "Les Enfants Qui S’aiment", en clôture, malgré un air léger rappelant un ballet est d’une simplicité bouleversante, piano discret, cordes qui donnent de l’ampleur et clarinette en souffle. "Quelqu’un" composé par Christiane Verger, est l’un des joyaux cachés du disque : une petite pièce de jazz où les cordes apportent une chaleur tendre, où les cuivres sont d'une profondeur inattendue tandis que le piano sautillant accompagne chaque inflexion de la voix. Ça swing est c’est délicieux.

Et puis, il y a l’ironie, l’humour, cette capacité à faire surgir l’absurde du quotidien. "Page D’écriture" en est l’exemple parfait. Une punition scolaire devient un petit swing réjouissant, MONTAND en fait une saynète sur laquelle il cabotine avec joie. "Paris At Night" est une autre miniature de l’album. Une esquisse qui tient dans une poche de veston. MONTAND la livre d’une voix claire, presque à mi-ton, laissant l’arrangement dessiner un swing feutré très réussi. Quant à "Sanguine", co-signée par Henri Crolla, languissante, elle poursuit cette chaleur doucement mélancolique et jazzy. Un swing lumineux qui danse sur le tempo. À l’autre bout du spectre, "Le Miroir Brisé" installe une ambiance plus intime. Un air fragile de berceuse ternaire se joue en continu. C’est cristallin et doucement enfantin.

Chaque titre illustre une facette de l’univers de Prévert : la légèreté des comptines, la gravité élégiaque, l’épure sentimentale, la verve populaire, rappelant combien il est un poète intemporel, capable de parler au cœur des enfants, des amoureux, des rêveurs et des passants pressés. MONTAND, les habite tous avec la même justesse. Il lui prête une chaleur et une élégance qui font respirer chaque vers. L’album est un équilibre subtil entre le cabaret, le jazz et l’exigence d’une diction parfaite. Les arrangements musicaux créent une promenade, où chaque chanson est un coin de rue, chaque vers un lampadaire allumé, chaque souffle musical un pas partagé. Et lorsqu’on referme ce disque, on a cette impression délicieuse d’avoir flâné à travers papier et musique. MONTAND, accompagné de musiciens talentueux, nous invite une nouvelle fois à marcher à ses côtés, dans ce monde où poésie et musique s’entrelacent.