Avant le collectif ROULEZ FILLETTES, exclusivement féminin, il faut parler d'Evelyne Girardon, lyonnaise de naissance, et de son passé prestigieux parmi les grands noms du renouveau folk français. D'abord, pour quelques mois dans le groupe haut-savoyard LA KINKERNE vers le milieu des années 70, avant de trouver place plus durable au sein de LA BAMBOCHE, plus proches de Lyon encore, même si Jean Blanchard, tête pensante et seul membre permanent du début à la fin (1972-83), vient de la région de Bourges (Centre-Val de Loire). Evelyne Girardon arrive justement à l'heure, en 77, où LA BAMBOCHE décide de faire comme MALICORNE (dont ils ont adopté le même label, Hexagone, avec le soutien de Hughes De Courson) en rendant sa musique plus électrique, à l'instar d'autres formations qui de base rejetaient cette coloration moderne et elle reste jusqu'à la fin. On lui doit la première utilisation de vielle à roue 'branchée' connue mondialement.

Au cours des années 80, Jean Blanchard et elle continuent de travailler ensemble régulièrement, pour des spectacles de leur formation commune, LA COMPAGNIE DU BEAU TEMPS. De quoi les rapprocher du Bourbonnais (côté Auvergne-Allier)/Berry (côté Centre-Bourges) et du vivier local de culture traditionnelle. C'est durant cette époque qu'Evelyne Girardon se lie d'amitié avec d'autres personnes, notamment Sylvie Berger, chanteuse de plus en plus en vue. Et entretemps, elle a publié un album solo, Amour de Fusain en 1988, où elle met en pratique le conseil de Giovanna MARINI, grande figure italienne de la chanson traditionnelle et engagée, qui lors d'une rencontre lui a conseillé de transformer des chansons monodiques en polyphonies. Seulement, pour son album, Girardon a tout fait seule, de ce point de vue. Vient alors le temps de se produire sur scène, et pour cela, il faut être plusieur(e)s !

C'est ainsi que nait ROULEZ FILLETTES, une idée d'abord évoquée en compagnie de Sylvie Berger pour chanter les chansons d'Evelyne Girardon en live, mais qui devient vite un groupe à part entière. En 1989, l'idée d'un collectif entièrement féminin a quelque chose de fragile encore, mais c'est naturellement que les choses se font, et ce qui est d'abord un trio puis un quintette gagnera vite en popularité suffisante pour dépasser les préjugés. Les autres membres se nomment Solange Panis, Yannick Guilloux et Michelle Delabbaye. Leur premier album, Amours Que J'ai, est publié au bout de quelques mois de chauffe, durant l'année 90, par le label AUVIDIS/ETHNIC et avec l'aide de fonds venus d'organismes soutenant les auteurs-interprètes.

Il s'agit donc de polyphonie a-cappella, avec une préférence pour les airs traditionnels même si entremêlés des textes que Jean Blanchard a écrits pour Evelyne Girardon. Les chansons populaires ont été soit 'trouvées' et figurent ici dans leur premier enregistrement sur disque, à l'instar de "La Mal Mariée" (venue du Nivernais, autre pays voisin du centre français), soit déjà immortalisées par d'autres artistes folkeux. "Frère Nicolas", fausse grivoiserie blasphématoire et moraliste qui donne raison à la mauvaise femme (du genre détrousseuse), bien que née en région Centre, fait partie de ces airs transmis à l'oral qui ont voyagé jusqu'au Québec, avec une version connue du chanteur Raoul ROY sur son premier répertoire discographique en 1963.

Et puis il y a l'une des grandes merveilles de ce disque, "Au Pays de Lérida", chanson de Gascogne dont Michel HINDENOCH, un des premiers à avoir installé le folk français, avait fait sa propre reprise sur l'album éponyme qu'il avait sorti en 1976. Le texte parle d'un homme seul qui court après une éventuelle compagne, grimpant les Pyrénées et aboutissant au fil des rencontres dans un château qui disparaît avant le matin (prétendument à cause d'un incendie de paille, si ce n'était vraiment pas un rêve !). Sur ce morceau, les harmonies décalées des cinq chanteuses sont particulièrement superbes, avec un tapis mélodique constant qui donne cette sensation d'apesanteur, et ces divisions pour les parties 'lead'.

Il y a donc de quoi largement plaire aux amateurs de chansons du terroir (sans mépris aucun dans la formulation) ou s'en approchant dans le style, et qui ne tient pas seulement à cette affaire de voix féminines, déjà pourtant bien exaltante sur le papier. On peut trouver moins d'attrait/intérêt à 'l'instrumental' (plus exactement chant sans paroles) "Doum Doum", ainsi qu'aux chansons solistes d'Evelyne Girardon comme "La Belle Je M'y Marie" ou bien la très célèbre "Fille d'un Geôlier", trad du Velay ou du Forez qui est monté aux oreilles de chanteuses 'nationales' comme Colette RENARD ou encore Edith PIAF.

Néanmoins c'est un premier disque solide, parce que la cohésion du quintette est solide, mais humble, en ayant cherché des morceaux 'de femmes' sans envie de donner foncièrement (ni fonceusement) dans le féminisme. Il y a largement de quoi chanter fort de façon créative et se sustenter, entre les jeunes filles contraintes de se marier avec un homme qu'elles n'aiment pas ("Dans le Faubourg de Ballazeux"), la "Mal Mariée Vengée" de son bourreau, le garde-forestier qui se fait balader par une bergère ("Le Plaisir Que Je Vous Ferai"), le subtilement nommé "Amant Tu As Bien Pris Ma Rose"...

Sans oublier la suite dense du "Salut à la Mariée" et de "Mignonne Dans Ton Ménage", un des meilleurs moments offerts ici avec cette complainte froide en rythme ternaire qui montre tout le paraître du mariage, et les réponses vives, tranchantes en binaire pour les revers de l'union, avant que cette dernière ne soit traitée en valse cynique sur "Mignonne...". Et les ROULEZ FILLETTES de bien user toujours d'ornementations, onomatopées pour des leitmotivs comme c'était l'usage séculaire, avec souvent la voix de Sylvie Berger sous forme d'éclairage par son timbre perçant et pourtant doux.

Elles demeurent particulièrement fortes pour les chansons à ambiance marine, comme la brumeuse "C'en Est la Fille d'un Prince" ou encore "Adieu Ma Charmante Isabeau" au timbre plus romantique en plein éloignement. Et à côté de cela donc, quelques compositions comme "La Marée du Temps" avec un texte qui ne peut dater d'avant la Première Guerre Mondiale car il est fait mention de 'blouson noir' avec 'jupon blanc' mais également de la télévision. Tout à fait charmant dans son mixolydien/mode mélodique solaire enrichi, alors que "Sans Bâtir de Cage" alterne modes mineur et majeur façon orientale. Quant au morceau-titre, taillé directement pour la scène, il pose une ambiance certaine où les hommes 'forts' tels les magiciens désertent, et où, en pleine nuit berrichonne, cette réunion de femmes tient de plus en plus du cercle de sorcières ! Riche et enrichissant.

Note réelle : 3,5