Pour paraphraser une célèbre publicité TV sur une voiture, on aurait pu ici parler de « Land Of 1000 Dances », publié par la firme Atlantic en 1966 et unique disque enregistré par le chanteur, mais à quoi bon ? Nous avons privilégié cette compilation qui regroupe les 12 titres de l’album précité, agrémentés de 18 titres issus de singles et d’un inédit. Il ne vous suffira, comme pour la bagnole de la pub, que de l’essayer pour être convaincu.

Revenons brièvement sur le parcours et la vie de cet excellent songwriter, artiste typique de la Nouvelle Orleans. Chris KENNER est né par une splendide journée de Noël en 1929 dans une banlieue agricole de la Nouvelle Orleans appelée Kenner (ça ne s’invente pas !). Durant son enfance, il chante les louanges de Dieu dans la paroisse dirigée par son paternel, un pasteur strict et rigoureux. Adolescent, Chris KENNER chante au sein des Harmonizing Four, célèbre ensemble de Gospel, mais on ignore s’il a participé aux enregistrements du groupe pour Vee Jay et Gotham Records. Le chanteur transgresse les frontières du Gospel le jour où il est remarqué par Sol Rabinowitz, patron du label Baton. Le producteur noir est à la recherche de chanteurs pouvant lui permettre de faire une percée dans le petit monde de la Soul. La vingtaine de singles éditée par le label n’a jusqu’alors guère été couronnée de succès. Il lui faut attendre le milieu des années 50 pour rentrer dans les charts avec le célèbre « Got My Mojo Working » d’Ann Cole. En 1956, Chris KENNER enregistre donc ses deux premiers titres « Grandma’s House » couplé à l’excellent Blues « Don’t Let Her Pin That Charge ». Notre chanteur aurait-il été puni par Dieu pour avoir bifurqué vers la musique du diable ? Toujours est-il que ces deux titres font un flop magistral. Malgré cet échec, le single lui permet de se faire remarquer par Dave Bartholomew, directeur artistique de Fats DOMINO, producteur et talent scout de la firme Imperial.

L’année suivante, sous la houlette de Bartholomew, KENNER enregistre « Sick And Tired » qui lui permet de sortir de l’anonymat. Mais c’est Fats DOMINO qui décroche la timbale l’année suivante en rentrant le morceau dans le Top 20 R&B. Pas très chanceux notre chanteur, surtout qu’il est viré aussi sec par Lew Chudd, patron d’Imperial qui ne croit pas en lui. Pour subsister, Chris KENNER est docker sur le port de la Nouvelle Orleans le jour et chanteur de Soul le soir venu. En 1961, notre docker est plus ou moins récompensé de ses efforts avec « I Like It Like That » délivré en deux parties pour le label Instant de Joe Banashak. Le titre monte sur la 2ème marche des charts R&B, mais curieusement scelle plus ou moins la fin du chanteur. Mal préparé à ce succès inattendu, KENNER est complètement chamboulé par ce brusque changement de statut qui le fait passer des docks aux salles les plus prestigieuses du pays. Notre bonhomme dilapide son argent aussi sec, devient une proie facile pour les nombreux vautours qui gravitent autour de la musique. Joe Banashak avait dans un premier temps tenté de revendre le titre à des labels plus importants et mieux distribués (Liberty et Roulette) en vain.

Un an plus tard, KENNER commet son 3ème coup de canon avec « Land Of The 1000 Dances* » qui grimpe dans le Top 100. Inspiré d’un vieux spiritual, « Children Go Where I Send You », le titre est accommodé à toutes les sauces dès l’année suivante (Fats DOMINO, Johnny RIVERS, Rufus THOMAS). En 1965, le groupe de Los Angeles Cannibal & The Headhunters reprend le titre pour le label Rampart et parvient à lui faire intégrer le Top 30 en incorporant un chorus supplémentaire « Na Na Na Na Na ». Tout simple tout bête, mais ce rajout dansant suffit pour que le groupe mexicano-américain connaisse alors un étonnant succès. Mais rien à voir avec la relecture de Wilson PICKETT qui installe carrément le morceau sur la plus haute marche des charts durant l’été 66, trois ans et demi après sa sortie. Chris KENNER ne récolte que de maigres dividendes du hit qu’on associe généralement à PICKETT. Un comble !

Alors qu’il est en passe de signer un contrat avec la Motown, Chris KENNER oublie le rendez-vous à Detroit et laisse le champ libre aux divers interprètes repreneurs de son titre. Au fil des années, « Land Of 1000 Dances » a fait le bonheur d’une multitude de groupes (Jackie Lee, Little RICHARDS, Ike & Tina TURNER, Patti SMITH dans l’album « Horses », Ted NUGENT pour une version allumée et jusqu’à J GEILS BAND en 1982 dans « Showtime). « Land Of Thousand Dances » c’est un peu comme Danette, tout le monde se lève pour se déhancher dessus et accessoirement pour se faire du fric.

Vous l’aurez compris ou imaginé, Chris KENNER est un bon chanteur et un excellent auteur-compositeur mais c’est surtout l’exemple-même du pauvre type, du loser. Presque une caricature. En fait, probablement mal dans sa peau, il souffre d’une addiction à l’alcool et à la bouffe. Le bonhomme est capable de rester dans une chambre d’hôtel pendant une semaine sans en sortir, du moment qu’il peut picoler jusqu’à plus soif et bouffer comme un goret.
Si vous aimez les histoires qui ne finissent pas très bien, loin des fées et du Prince Charmant, la suite devrait vous intéresser. Chris enregistra jusqu’en 1968 une poignée de singles pour Instant et Uptown qui ne connurent que peu (ou pas) de succès. Il écrivit de belles chansons pour les autres jusqu’à ce qu’on vienne l’arrêter pour avoir séduit une mineure. Le chanteur, probablement victime de la jalousie d’une ancienne petite amie, fut accusé d’avoir séduit la fille de cette dernière et écopa d’une peine de trois ans au pénitencier d’Angola, un des centres parmi les plus durs du pays.
Le chanteur parvint à récupérer ses royalties grâce à James Booker et aux efforts de l’A.G.A.C. (Amalgamed Group of American Composers), l’équivalent de notre Sacem. Mais le chanteur n’avait pas changé, en prison ou à l’hôtel il mène la même vie : Alcool et Bouffe. Tant et si bien qu’il dilapide sa fortune en moins de trois mois. Eh oui, la vie de luxe a un coût, surtout en taule.
A sa sortie de prison, Chris tenta vainement de revenir dans le circuit, mais les modes avaient changé et notre chanteur dut faire face à la terrible concurrence de nouveaux chanteurs. Il grava tout de même un microsillon sur le label Hep Me et semble avoir vécu ses dernières années dans un dénuement presque total. Contre toute attente, il fait un retour remarqué en 1975 en participant au New Orleans Jazz Festival. Sa prestation honorable lui permet d’intéresser le label suédois qui souhaite l’enregistrer pour un nouvel album. Tout va bien pour notre chanteur, sauf qu’on le retrouve chez lui raide comme un piquet, victime d’une crise cardiaque foudroyante à la veille de son enregistrement pour la firme suédoise. Le 26 janvier 1976, les déboires de cet incroyable loser prenaient fin.

Excellent songwriter, Chris KENNER a composé de mémorables titres pour Chuck Jackson, Maxine Brown ou The Ramsey Lewis Trio. Si son parcours discographique reste pour de nombreux amateurs de Soul Nola rattaché à ses trois coups de canon (« Sick And Tired », « Land Of 1000 Dances », « I Like It Like That »), le chanteur reste le propriétaire de faces d’envergure qui auraient pu connaître du succès avec plus de moyens et de promotion. Capable d’intégrer des zestes de nouveautés dansantes à ses titres (Popeye, Twist, Hand Jive, Watusi, Slop, Chicken Dance, Bop, ou Mashed Potatoes) bien avant l’heure, il était peut être aussi visionnaire ou précurseur que loser. A son aise sur les rythmes festifs typiques de la Nouvelle Orleans, KENNER pouvait briller sur les ballades (« Time », le slow blues (« Go Thru Life »), le Blues louisianais (« Grandma’s House » « Don’t Let Her Pin That Charge »), le Rock N Roll mid tempo (« Rocket To The Moon »), le Funk Nola (« Fumigate Funky Broadway »). Il n’est pas certain qu’il ait réussi à couper totalement son cordon avec le Gospel comme en atteste « Never Beach Perfection ». Oublié depuis des lustres, il demeure, à notre humble avis, l’un des interprètes les plus captivants de la Crescent City mid sixties. A défaut, il devrait rentrer dans le peloton des plus grands malchanceux de la musique afro-américaine. Cette compilation ne décrochera cependant pas la note maximale. Effectivement, il nous semblait largement possible de publier une anthologie complète sous forme d'un double CD.

* « Land Of Thousand Dances », même les enfants connaissent le titre, a été utilisé en 1992 dans la BO du dessin animé « Les Aventures de Zak Et Crysta ». Concernant l’enregistrement de 1962, la chanson devait débuter par une courte introduction dans laquelle Chris Kenner affirmait ; « Je vais vous emmener au pays des mille danses ». Cette intro n’apparaît pas sur le single, supprimée pour d’obscures raisons. Certaines reprises incorporent l’intro et le chorus supplémentaire créé par Cannibal & The Headhunters.