Quand Kid CUDI va bien, il drague les étoiles sur du hip-hop planant, mais quand il va mal il tombe du ciel et plonge dans un rock malade, brut et désespéré. Sorti en 2015, Speedin’ Bullet 2 Heaven est l’album de la descente. De la chute. Du crash mental. De la dépression. Mais attention, même au fond du trou, Kid CUDI reste ce musicien complexe, ingénieux et ultra-productif, dont les questionnements nous ramènent souvent à nous-même. Au programme de cette galette : 26 chansons faites de nappes électroniques bien sûr, des guitares crasseuses et de petits interludes loufoques façon Beavis & Butt-Head en pleine défonce, bref, CUDI fabrique une passerelle entre ses racines hip-hop et le grunge de son adolescence.

CUDI ouvre la première partie du disque sur "Edge Of The Earth/Post Mortem Boredom", dont l’enregistrement semble volontairement à peine mixé. Au bord du gouffre, Scott nous offre une sorte de petite ballade folk-rock aux cordes instables, qui s’effiloche doucement à mesure que sa conscience s’éteint, bref, on est très loin de "Pursuit Of Happiness" (Laying on a cliff, staring at the stars/Oh what a beautiful scene/Oh what a beautiful ending/Bits and pieces are wrong with me). Les percussions du single "CONFUSED!" battent le rythme de ce cri du coeur, celui d’un homme perdu qui continue de questionner sa propre existence sur des riffs un peu sales (All I want is to feel complete/Who am I? Who are we?/I hate the drugs, but I love the numb).

Notre Man On The Moon se transforme en "Man In The Night" sur cette boucle grinçante. La guitare est agressive, insomniaque et saturée ; et même quand ça sonne grunge comme ici, CUDI parvient à injecter ce je-ne-sais-quoi de follement brumeux dans ses mélodies nocturnes (I’m in love with the night/Yeah she’s good for some fun/Yeah she’s dope for my head/Oh she’s good for me). J’aime cette ambiance vaporeuse qui se répète dans "Screwed", un titre au tempo plus lent où la voix du chanteur est presque perdue sous les guitares, comme s’il n’y avait plus d’échappatoire.

Plus énergiques, les beats de "Fade 2 Red", "Angered Kids" et de "AMEN" accompagnent bien le chant crié très punk de CUDI. On nage dans les psychédéliques et les distorsions, c’est un chaos tout droit sorti des 90’s qui surprend peut-être au début mais qui colle tout à fait à l’ADN du chanteur. Sur des instrus à la guitare acoustique telles que "Handle With Care" et "Wedding Tux", les cordes sont chaudes et le ton est au désespoir (Handle with care/I’m so fragile and delicate), de la douleur pure sans être mélodramatique.

La batterie est frontale dans "Judgmental Cunt", CUDI est en plein high, sa voix hurle, énervée contre le monde entier, mais il replonge aussitôt dans le mal de la descente sur "Séance Chaos", un des morceaux les plus expérimentaux de l’album où sa voix se tord, une terrifiante séance de spiritisme sous acide. Quelques morceaux allient le son rock à des structures plus hip-hop comme dans "Fairy Tale Remains" ou sur la chanson-titre "Speedin’ Bullet 2 Heaven". Ambiance trip-hop teintée de breakbeat sur ce single qui dit tout : un peu de guitare acoustique pour ralentir le rythme de ce bonhomme en chute libre, main dans la main avec sa dose et sa dépression (Oh if I crash, if I crash/Or if I land, no matter the case/I’m all smiles, I’m all smiles).

"Embers" et "Fuchsia Butterflies" semblent apporter un peu de poésie dans ce chaos punk, une poésie triste qui se ressent dans les riffs de guitare et le chant incontrôlé de CUDI (Then I’ll be happy, happy getting shitfaced by myself/Just loathing in my sweet misery/Oh, such manic company) mais je préfère encore le titre "Red Sabbath", avec cette lenteur dérangeante et ces râles condamnés qui courent à leur perte (I can’t get numb enough/I don’t wanna know what’s down or up/I need to espace forever, forever/The clouds stay gray/The devil wants to play, okay ?).

Un des meilleurs passages reste le titre "Adventures" qui porte en tout point la signature de Scott Mescudi, un mélange savant entre hip-hop, électro et rock grâce à cette saturation qui nous rend témoins des ténèbres d’un homme enfermé dans sa propre tête (Hell is beyond the door/Heaven doesn’t want one more). Dans la même veine, on retient la capacité de Kid CUDI à raconter la noirceur, l’exaltation et le vide de l’addiction tout au long de sa discographie et ici sur le superbe morceau "The Nothing" (Mary, Mary, quite contrary/You aren’t going to cut it/Scary, cary, growing weary/Chop, chop, chop it up, cut it/Eerie, eerie, darkness nearing/No one hears you suffer).

La deuxième partie du disque reprend le single-titre dans une version acoustique et livre quelques démos ("Anomaly" et son côté grunge râpeux, le punk-rock assez classique de "WAIT!"), mais aussi des chansons aux productions un peu plus carrées ("Trauma", "Insides Out", "Worth" et "The Return Of Chip Douglas" une crise psychotique où CUDI gémit de manière désaccordée sur une jolie guitare acoustique dont les cordes sont piquées de plus en plus vite). C’est un miroir déglingué de la première tranche du projet, qu’il clôt définitivement sur la chanson "MELTING", une conclusion atmosphérique et auto-tunée qui rappelle ses anciens travaux.

Speeding’ Bullet 2 Heaven n’est pas le caprice d’un artiste en mal de riffs de guitare (Lil WAYNE avec Rebirth par exemple). Là où certains ont tant de mal à transposer leur identité dans un autre genre musical, Kid CUDI excelle. Il réussit ce tour de force et s’empare d’un rock grunge qui ne renie rien de ce qu’il est. Rock oui, mais rock à sa façon : sombre, hanté, tâché de spleen… l’introspection poussé à l’extrême. Eh oui, l’ambiance est toujours aussi lourde quand le monde est fait d’angoisse et de solitude mais ce monde-là, CUDI le raconte avec une justesse rare et une constance qui force le respect. Speedin’ Bullet 2 Heaven n’est pas une parenthèse mais une véritable continuité et Kid CUDI sort de sa zone de confort sans se perdre, il vit ce qu’il chante - peu importe la forme - et nous offre un virage rock sans compromis.