Je ne savais rien d'eux la première fois que je les ai vus en concert. C'était au tout début de l'année 89 à Nancy, dans une toute petite salle "Le caveau des Dominicains", sorte de cave tunneloïde basse de plafond. Et ce que j'ai vu ce soir là a été à la fois sauvage et carré, maîtrisé et plein d'une envie communicative de faire trembler les murs. Il y avait ce violon électrique qui s'envolait, ce chanteur habité, qui sautait et frappait le plafond, cette batterie qui donnait aux corps des spectateurs des envies de bouger complètement incontrolables. Le calme et la démence alternaient et c'était comme une exstase permanente de surprises. J'étais sorti de là certain d'avoir vécu une expérience unique. Cantat chantait le plus souvent en français, mais pas comme les autres. Il avait un phrasé, un regard qui portait ses mots, une théâtralité innée. J'ai vu une bête de scène. Un leader, comme le rock ici n'en avait jamais connu. J'ai entendu du rock en français, et à aucun moment je n'ai vu des singes savants qui régurgitent leurs influences. Logiquement, cet album, qui date de cette époque, contient un peu de tout ce que j'ai vécu ce soir là, en édulcoré. Mais l'essence est bien présente. Si la folie n'atteint jamais celle de la prestation en live dans une petite salle, le son impeccable en studio ne trahit pas l'esprit de Noir Désir. L'écouter assis dans un fauteuil relève toujours de l'épreuve, tant l'envie se fait grande, 10 fois, 20 fois, 50 fois, de se lever, d'aller prendre une autre bière au frigo, et de sauter en montant le son de plus en plus jusqu'à ce que la ville, les voisins, l'espace et pour finir le temps disparaissent dans une spirale de bien-être qui broie le présent jusqu'à me ramener au Caveau des Doms, en 89, avec tous mes frères et l'énergie de mes vingt ans.
Je les ai revus, plus tard, dans une salle cent fois trop grande, avec des lumières bleues qui masquaient la fatigue d'un groupe qui n'avait plus la même envie, forcément. Le violon avait disparu, Bertrand était devenu Cantat, et même si je n'ai jamais douté de sa sincérité, je dois bien avouer que la spontaneité s'était émoussée. J'ai lu ici les commentaires qui regrettent l'engagement du groupe, et franchement ça me fout le cafard ce tic récurrent qui consiste à écrire "bobo" à tort et à travers, comme si ce mot avait un sens alors qu'il ne fait que caractériser l'étroitesse d'esprit et l'intolérance de ceux qui en usent et en abusent comme s'ils s'administraient des doses de plus en plus fortes de conservatisme par crainte de perdre le trop peu qu'ils ont et qui leur suffit. L'épouvantail bobo qu'on plante dans les champs incultes a pour seule ambition d'empêcher de voir germer les idées dont la floraison pourrait bousculer l'ordre des puissants. Pas très rock'n roll ce mot. Alors ça serait pas mal si les bobophobes compulsifs pouvaient argumenter plutôt que se réfugier derrière un vide sémantique. Il n'y a pas de honte à être conservateur, l'égoïsme est humain, je l'admets volontiers... Mais de vous à moi, ne seriez-vous pas davantage en accord avec vos préceptes en commentant les articles du Figaro plutôt que des chroniques d'albums de rock?