Il existe, bien caché dans l'oeuvre de Thiéfaine, un objet musical non identifié.
Une pierre de Rosette indéchiffrable aux non initiés, un diamant noir bien caché, une sombre litanie connue et appréciée seulement d'une secte plus réduite encore que l'habituelle cohorte des fans d'HFT. Ce joyau palpitant, c'est le sombre et magnifique Alambic, sortie sud...
Reprenons l'histoire...
1982, Thiéfaine est au Zénith. Deux albums qui ont cartonné, des tubes, des tournées monstres, une place dans le rock français, la consécration... Et la déprime.
Cassé, épuisé par un rythme infernal, par des excès nombreux et par les galères antérieures, Thiéfaine craque. Fatigue, accident de moto, rumeurs en tous genres et notamment celle de sa mort, l'animal se retrouve blessé au moral comme au physique. L'album qui sort en 1984 en est le reflet à bien des égards : chute, résurrection, nouveau départ, compteurs à zéro, voici "Alambic" ou le récit d'une âme qui se cherche !!
Jamais sans doute, Thiéfaine n'aura été autant en recherche de lui-même. Pour la première fois, il a mis deux ans pour sortir un album. Ce ralentissement est nettement visible dans les textes. Courts, épurés, ciselés, d'une finesse et d'une précision absolue. L'écriture de Thiéfaine abandonne quasiment l'alexandrin, délaisse les textes à rallonge, fuit les tournures alambiquées, au profit d'une mécanique textuelle presque clinique, ou l'on sent chaque mot pesé à l'extrême, chaque tournure choisie avec le plus grand soin, chaque phrase polie, travaillée, ciselée. Epurée et compactée, l'écriture trouve là des accents d'alchimie... Malaxer et travailler le langage, recracher des mots nus, puissants, précis... Alambic, c'est à la fois l'album de Thiéfaine le plus court en écriture, et peut-être le mieux écrit. Pas de verbiage, à l'essentiel !
A cette précision des mots, se joint celle des musiques. Incapable physiquement de composer, Thiéfaine a confié l'intégralité des musiques à Claude Mairet. Le rocker s'en donne à coeur joie (même si le mot joie semble peu approprié pour l'occasion) et tisse une sombre toile d'araignée musicale autour des textes thiéfainiens.
Rock dur (les guitares de "stalag tilt"), nappes de claviers éthérées, planantes et sensuelles, rythmiques new wave... Cet ensemble musical très daté, n'a paradoxalement pas vieilli !
Au contraire, la symbiose est parfaite entre la musique et les textes, l'une rehaussant, accompagnant, nuançant les autres... et parfois, la musique en vient à compléter magnifiquement les images des textes.
S'il est vrai que les chansons de Thiéfaine sont un "livre d'images" selon sa propre expression, alors dans cet album, l'accompagnement musical se met plus qu'à la hauteur : Il est lui-même générateur d'images. J'en veux pour preuve les magnifiques transitions de guitare qui accompagnent chaque phrase de "vendredi 13", avec un crescendo musical qui sert aussi bien le texte et la rage sourde qui l'habite, que l'ambiance générale de la chanson.
Cette trame musicale, entre ambient et cold-wave, sait aussi parfois se faire groovy. On pense à quelque chose entre Joy Division et.. Quincy Jones, pour le travail infini d'un thème musical simple enrichi au cours du morceau, d'arrangements de plus en plus complexes...
Unité, ou plutôt cohérence musicale, précision des textes... Tout cela se met au service d'une unité thématique tout aussi forte. Je considère tout bonnement cet album comme un album-concept. Pas au sens d'une histoire cohérente et continue (comme peuvent l'être "The wall" ou "seventh son of a seventh son"), mais au sens d'une thématique très forte et très cohérente.
Dans mon ressenti, cet album est d'abord le récit d'une errance. Nuit, solitude, spleen se croisent et s'entrechoquent dans des visions poétiques fortement teintées d'alcool.
Premier thème, la sf et ses visions d'un futur forcément glauque et inhumain. Un héros solitaire, nu, perdu dans un monde déshumanisé, erre dans des paysages urbains nocturnes, traînant de bar en bar, de mal de vivre en insomnie... La Terre semble un gigantesque chaos urbain, réminiscence de "Mad Max", d'Orwell et de SF venue de tous horizons, en témoigne la référence à Ranx Xerox.
Isolé des hommes, perçus comme des figures indécises, des ombres sans visages ni caractère, l'errant solitaire est en revanche entouré par la présence d'un Dieu. Une cohorte de figures bibliques, concentrée à deux points névralgiques de l'album ("femmes de Loth", au milieu, et "chambre 2023" à la fin) accompagne sa marche indécise. Loth et ses femmes, Caïn et Belzébuth, banshees et succubes... Sexe, péché et mort mêlés intimement, qui semblent enfermer l'homme dans une prison de spleen, de violence et de culpabilité.
Monde de folie, monde nocturne ou le péché est omniprésent. Monde ou jamais la rédemption et le bonheur ne semblent possibles. Monde implacable, broyant la sensibilité humaine, sans pitié pour les âmes faibles. Pourtant, une fois encore, du mal et du néant viendra un souffle d'espoir. Dans ce monde de brutes, Thiéfaine comme à son habitude, insére sa foire aux âmes brisées. Le héros solitaire va de rencontres féminines en rencontres féminines, de Marylin de comptoir en succubes assoifées de sexe. Valse infinie des figures féminines, errance sentimentale...
Une fois de plus, c'est de la pratique sexuelle, de la rencontre des corps et des âmes, de l'échange masculin/féminin que jaillit la lumière. Dans cet album sombre et nocturne, les éclairs apolliniens jaillissent des moments de sexe et d'érotisme. Thiéfaine, par endroits, par intermittence, se fait le chantre d'un érotisme solaire, dépassant les limites du bien et du mal...
Album méconnu, d'accès peu facile, Alambic distille un alcool fort et prenant. Pas de chansons marquantes à ressortir, car toutes s'écoutent en lien les unes avec les autres. Album sombre ? Oui, mais pas seulement. Dans un monde ou l'humain semble broyé, Thiéfaine nous dit que même au plus profond du désespoir, il croit au pouvoir de l'amour. Il croit à la magie des rencontres, à la force de l'amour physique, à la puissance de la relation entre un homme et une femme. La force érotique devient ici, littéralement, force de vie contre les puissances de mort, force d'espoir pour la vie qui continue.
Allez roule roule lady engloutis-moi...
Déconne pas, sans toi mon cas est périmé...