Vous avez peut-être découvert Dexter Gordon dans le film de Bertrand Tavernier, « Autour de Minuit », sorti en 1986. Un film réalisé par le passionné et connaisseur de Jazz qu'est Tavernier qui a pu s'offrir les services de Herbie Hancock lui même pour l'écriture de la bande son. L'accueil chaleureux et les multiples récompenses qu'a reçus le film a, à l'instar de « Bird » de Clint Eastwood, participé à désacraliser le jazz, un genre qui a toujours été sujet à un certain élitisme.
Mais bien avant cette incursion furtive dans le monde du 7ème art, qui est par ailleurs un de ses derniers faits d'arme, « Dex » aura marqué le jazz de son empreinte, jouant auprès des plus grands et dans les clubs les plus illustres. Si la carrière de Dexter Gordon n'aura pas l'ampleur de celles de certains de ses contemporains comme John Coltrane ou Charlie Parker, il n'en est pas moins un marqueur important de son époque. La richesse de sa discographie et ses prestations sur scène fort animées accordent au ténor un statut de maître en la matière. Cependant, le musicien a toujours évolué dans un certain classicisme s'opposant aux expérimentions libertaires du free jazz et fuyant l’esthétique électrique du jazz fusion.

La renommée de Gordon a surtout été reconnue en Europe où il s'installe pendant 15 ans, période durant laquelle il enregistre notamment le fameux concert « Our Man in Paris » (1963) aux côtés de Bud Powell. Mais au début des années soixante, le saxophoniste réside toujours aux États-Unis et il fait la connaissance d'Alfred Lion qui l'intègre au sein du célèbre label Blue Note, dont il est le cofondateur. En 1962, Gordon sort son troisième opus sous Blue Note intitulé « Go ! », qu'il réalise en quartet avec trois des musiciens les plus demandés que sont Billy Higgins, Butch Warren et Sonny Clark.
Comme nous l'avons vu, Gordon ne se distingue en aucun cas des canons du jazz traditionnel de l'époque. Pourtant, « Go » porte quelque chose d'unique, quelque chose qui, par bien des aspects, fascine, force le respect. Qu'il s'agisse des thèmes inspirés, des improvisations d'une fluidité spontanée ou de l'accompagnement irréprochable, l'amateur ne peut que se répandre en épithètes admiratives tant l'album s'articule avec une aisance toute naturelle. Tout semble être exactement à sa place, Higgins et Warren swinguent comme des fous, tandis que Gordon cisaille les mélodies comme le plus fin des bretteurs. Sonny Clark s'illustre aussi bien en parfait accompagnateur qu'en improvisateur chevronné dont on distingue les influences blues (« Three O'Clock in the Morning »).

Enregistré par le père des studios de jazz, Rudy Van Gelder, « Go ! » est un incontournable du répertoire Blue Note et fait par la même occasion partie des grands classiques du jazz. Parmi les morceaux, seul « Cheese Cake » a été écrit par Gordon et son thème d'une élégance exotique en a d'ailleurs fait l'un des morceaux les plus réputés de son répertoire. « Go ! » est profondément ancré dans la mouvance hard bop tant dans sa manière d'amener des thèmes relativement accessibles que dans la structure des morceaux plutôt triviale, comparée aux progressions harmoniques complexes voire absconses du bebop. On appréciera particulièrement le travail de l'ingénieur du son sur la ballade passionnée qu'est « I Guess I'll Hang my Tears Out to Dry ». Van Gelder parvient à capter avec une précision fabuleuse la pureté enivrante du saxophone ainsi que la profondeur de la contrebasse, à qui il offre une place de choix sur l'album.

Si « Go ! » a marqué les esprits, c'est notamment grâce au morceau « Love For Sale », une composition écrite par Cole Porter qui va donner son nom à un album live fort recommandable. Le rythme s'y fait pénétrant, presque latino lors de son introduction. Gordon, pièce maîtresse du quartet, tricote de chaleureuses et enthousiasmantes mélodies avec une diction toujours claire et aérée. Comme tout au long de cette session d'enregistrement, le quartet, par une parfaite harmonie, confère à sa musique une vivacité et une vitalité singulières presque semblables à l'effervescence d'une prestation in vivo.

« Go ! » constitue un jalon de la carrière de Dexter Gordon et une référence pour les aficionados, mais également une porte d'entrée pour les néophytes du jazz. Avec l'album « A Swingin' Affair », « Go ! » est le dernier opus avant le départ du saxophoniste pour le continent Européen. Il rejoint tour à tour les labels Prestige Records et SteepleChase et s'accoquine avec Kenny Drew, qui deviendra son pianiste de prédilection. Niels Pederson, Tete Montuliu, Freddie Hubbard, James Moody etc, qu'ils soient expatriés ou locaux, nombreux sont les musiciens à avoir partagé la scène avec « Long Tall Dexter » !

Note réelle : 4,5