En 1978, le rock est en ruine. Tout est à reconstruire, mais déjà émergent quelques noms prometteurs. ART BEARS est né sur les cendres d’Henry Cow et de son trio rescapé Frith/Cutler/Krause. Infatigable opposant au rock-système, Henry Cow ne fit pas partie des groupes conspués par le punk, mais son discours politique, moins porté par sa musique (instrumentale) que par sa posture (en opposition) exigeait une forme plus appropriée : littéraire et moins abstraite. Rejetée par une partie du groupe, cette nouvelle orientation s'opérera finalement sous le nom d'ART BEARS. Un changement d'identité et une adaptation au milieu. Une résurrection aussi.
'En opposition', tel semble être le mot d’ordre permanent de Fred Frith et de Chris Cutler qui, non contents de fonder un groupe avant-gardiste insolite, créeront le R.I.O (Rock In Opposition), association destinée à accueillir et à promouvoir les formations expérimentales délaissées par l’industrie musicale, ainsi que leur propre label, "recommended records".

A l'occasion de ce nouveau projet, le trio opte pour le format chanson, véhicule idéal à ses revendications. ART BEARS porte un regard acerbe sur l’occident contemporain et, contrairement à JOY DIVISION, tient un discours plus combatif que désabusé.
Cette œuvre ramassée, trilogie minutieusement réfléchie et mathématiquement calculée, n’en finit pas d’interroger les exégètes. Trois albums, trois modes d’analyse : psychologique (Hopes & Fears), philosophique (Winter Songs) et politique (The World As It is Today).
Les chansons d’ART BEARS adoptent des formes libres, épousent les courbes du texte et ses dessins tortueux. Dagmar Krause est un pendant féminin de Peter Hammill, évoquant aussi bien Kate BUSH, Nina HAGEN ou NICO. Une voix hantée, chancelante ou pugnace, pour une poésie déclamée proche du 'Pierrot lunaire' ou de 'l’opéra de quat’sous'. Le premier texte "On suicide", d’ailleurs emprunté à Berthold Brecht, donne le ton d’un disque résolument torturé. "Maze", "In Two Minds", "Labyrinth", "Riddle", "Piers", autant d’évocations aux méandres de l’âme.
Hopes & Fears possède de fortes couleurs folkloriques. Il exploite une instrumentation acoustique riche, mais inaugure aussi un bricolage étonnant. Frith et Cutler s’illustrent plus en laborantins qu’en musiciens, customisant leurs instruments (batterie électrifiée, manipulation de cordes de guitare, harmonium trafiqué…), triturant leur matériel et délaissant la technique, recherche qui ne supplante jamais le chant, mais l’exalte ou le ponctue. La production sommaire met en avant les aspérités et les imperfections de l'enregistrement, et s’accorde fort bien avec l’aspect rustique du disque.
Même avec le recul, ART BEARS reste une créature hybride difficile à cerner. A la fois groupe à chansons engagées et laboratoire musical, son travail peut s’apprécier sous des angles variés et intéresser des publics très différents.

Si Hopes & Fears n’expose pas encore toutes les ressources du trio, il exprime une démarche déjà aboutie et étonnante de cohérence. Une maturité close.