Il y a de la violence dans l'action de cueillir. Ce qui est présenté comme bucolique, une sympathique et estivale activité champêtre, n'est finalement rien d'autre qu'un acte barbare consistant en la séparation d'un fruit ou d'une fleur d'une racine ou d'une branche nourricière dont l'objet cueilli est le prolongement, ou l'aboutissement. L'analogie fonctionne parfaitement en musique. Prenez par exemple cette deuxième réalisation du groupe YVARD, une formation rock née en 2016 à Bordeaux. Nous pouvons ainsi raisonnablement dire que cet EP, baptisé Enraciné, nous a cueilli. Il nous a, par la violence, fait basculer d'un état neutre vers un état résolument différent. Car comment ne pas se sentir pris à la gorge par l'intensité, la force brute qui se dégage à l'écoute de ces cinq compositions prometteuses, aux textes forts et érudits ?

YVARD n'a rien d'un groupe de jeunes loups aux dents longues. La formation, constituée de musiciens expérimentés, laisse la fougue de la jeunesse à ceux qui rêvent encore d'un avenir pailleté pour préférer décrire, sur des sonorités typées rock alternatif, une réalité crue et souvent désabusée. La musique est viscéralement authentique, sans faux-semblants, portée par des guitares que le mixage ne parvient pas à mettre en valeur. Il faut passer outre ce son des six cordes, comme étouffé, presque caverneux parfois (c'est flagrant sur le morceau "Jana") pour apprécier leur intransigeance et leur tranchant, brut de décoffrage. Evoluant sur une section rythmique à la mise en son impeccable, les guitares servent de tremplin à un chant intense, écorché vif, qui dénonce les injustices d'un monde aux mille contradictions. S'inscrivant dans une tradition réaliste les textes, autant que la musique, évoquent en ce sens de manière ostensible l'univers de NOIR DESIR dont YVARD s'inspire naturellement. "Ô Marianne", dont le riff rappelle ainsi très fortement celui de "Fin de Siècle" (album 666.667 Club), et sans doute le morceau le plus marquant de l'EP, évoquant avec justesse et dignité le destin souvent tragiques de ceux qui traversent des mers au péril de leur vie pour fuir des conditions précaires. Il y a une justesse frappante dans les mots choisis, qu'un chant à la fois puissant et maîtrisé habille avec conviction et rugosité.

Le rapide et tout autant savoureux "Le Roi s'Endort", qui déplore l'inaction des puissants enivrés de pouvoir, est un brasier que rien ne saurait éteindre. La basse vrombit et décuple l'intensité d'un chant à nouveau impérial. Lourd, plombé, "Le Temps est assassin" voit son texte déclamé à la manière d'un SAEZ, et nous prend à la gorge pendant près de cinq minutes. Sombre et mélancolique, ce morceau témoigne d'une hargne salvatrice : celle de ceux qui refusent la résignation. Un morceau dont l'écho résonne chez l'auditeur longtemps après son écoute. "Jana", qui propose un des refrains les plus mélodiques de l'EP, pourrait paraître de prime abord plus anodin, mais se révèle finalement très réussi, tout comme l'immédiat "Ramène-moi" qui témoigne d'un sens de l'accroche de la part d'YVARD, qui semble ici inspiré par le rock des années 80.

Il n'y a guère ici que le son des guitares qui peut tempérer notre enthousiasme. Car se faisant le vecteur d'une rage maîtrisée, parfaitement interprétée et portée par des textes de grande qualité, cet EP d'YVARD nous permet de voir dans ce groupe bordelais un des représentants les plus prometteurs du rock francophone. Espérons quelques petits ajustements pour que le premier album du groupe, encore en travaux, soit un pavé dans la mare encore plus abouti que cet EP chaudement recommandable.

3,5/5