Le rythme. Rien que le rythme. Pour les Burundais, il n'existe pas d'objet plus sacré que le tambour. Depuis l'avènement du royaume du Burundi au XIVème et peut-être même avant, celui-ci reste étroitement lié à la vie quotidienne des peuples de ce petit État oublié de l'Afrique des Grands Lacs. À l'origine réservé aux cérémonies officielles, l'instrument a acquis au fil des siècles une importance considérable qui fait aujourd'hui de lui la fierté de tout un pays. Il vient d'ailleurs d'être inscrit, en novembre 2014, au patrimoine immatériel de l'humanité.

Un spectacle de tambourinaires respecte scrupuleusement un même schéma de déroulement. Chaque batteur arrive sur scène en file indienne, tambours portés sur la tête, accompagné par un, deux, trois voire quatre danseurs solistes qui interprètent pour la foule chacun des rythmes entendus. L'installation se fait par la suite autour de l'inkaryana, tambour plus grand que les autres et placé au-devant de l'arc de cercle des tambourinaires. Le batteur en charge de l'inkaryana, qui change d'ailleurs plusieurs fois au cours d'une même cérémonie, est en quelque sorte responsable de la marche à suivre. Les rythmes, les acrobaties et les danses s'enchaînent pendant plus d'une demi-heure jusqu'à la fin où les tambourinaires disparaîtront derrière leurs instruments, laissant à ces derniers le privilège de recevoir seuls les acclamations du public.

Si la symbolique guerrière du tambour peut sembler évidente à nous, observateurs occidentaux, la chose s'avère dans les faits nettement plus complexe. Le terme d'« ingoma » déjà, qui le désigne habituellement, signifie en réalité plusieurs choses : le tambour, le royaume, la saison ou encore le départ. Un spectacle de tambourinaires mêle ainsi rituel profane et célébration sacrée. Chaque événement de la vie publique est prétexte à son emploi. Naissance, décès, début d'une nouvelle saison, semailles, récoltes, labours. À chaque rythme est associé un concept particulier : quand l'un protégera le bétail, l'autre célébrera le vol des oiseaux. Il est parfois des thèmes plus profonds, des rythmes dédiés par exemple aux anciens, à la paix, au progrès. Les danseurs apportent une dimension supplémentaire à chaque performance et en sont d'ailleurs parfaitement indissociables. Un rythme donné peut alors être dansé de différentes façons, respectueuse ou sarcastique, grave ou simplement comique. Les batteurs eux-mêmes sont tout autant acteurs que musiciens. La musique rencontre ici le théâtre.

On ne peut donc que remercier Peter Gabriel qui eut l'idée en 1992 d'inviter ces mêmes tambourinaires pour une performance enregistrée sur son label Real World dédié aux musiques du monde. Quarante et un rythmes différents y sont regroupés. Le résultat est flamboyant. Seulement des cris, quelques rares chants et ces inlassables tambours. Aucun rajout, aucun artifice, le contact est brut mais captive pourtant comme jamais. Le rythme, rien que le rythme. Hypnotique, transcendant. Des images de guerriers en armes défilent inévitablement devant les yeux, le meneur entraîne sa troupe avec ferveur. « Ô enfants qui vous êtes sacrifiés pour le tambour ! Êtes-vous prêts ? Êtes-vous prêts ? Êtres-vous prêts ? ». Les trente minutes passent comme dix. Sonné, on en oublierait même de saluer la performance des tambourinaires qui, au-delà de l'exploit de synchronisation, savent exprimer tant de choses, tirant de « simples » tambours une magie musicale rarement entendue.