En 1966, tandis que la chanson française s’ouvre à la pop anglo-saxonne et que le yéyé bat son plein, Charles AZNAVOUR nage à contre-courant des tendances et livre un album élégant. Dix titres pour un seul homme face aux failles de la mémoire, de l’après amour, l’après-guerre, l’après illusions et une écriture qui fouille l’âme.

Jolie entrée en matière, "Et Moi Dans Mon Coin", la ballade d’un homme en retrait, posée sur un piano simple et léger, des cordes languissantes qui portent une voix pleine, lente et mélancolique, plus conteur que chanteur, glissant, ça et là des mots parlés. Le genre de ballade dont AZNAVOUR a le secret. Cette intériorité se prolonge dans "Plus Rien", plus assurée mais la mélancolie demeure. La voix prend plus de place.

On prend le large avec "Je Reviendrai De Loin", morceau de bravoure, porté par un arrangement cuivré et rutilant, proche d’une fanfare de film des années 60. On y retrouve un chant fier, presque militaire, traité avec panache, du cinéma sonore dans la grande tradition du tandem AZNAVOUR/GAVARENTZ. Dans le même style, "Les Enfants De La Guerre" est presque une marche funèbre détournée. On y entend une guitare sèche au timbre grave, une rythmique martelée, des trompettes solennelles, et une basse pesante. Le chant transmet une compassion lucide. À l’inverse, "Ma Mie" joue sur un registre plus dansant. Les cordes exotiques y tourbillonnent avec charme alors qu’une veine narrative s’invite sur "Pour Essayer De Faire Une Chanson" avec un arrangement classique, rien de nouveau, mais pas moins plaisant à écouter.

Au cœur de l’album, "De T’avoir Aimé" agit comme une pierre angulaire. Le piano y est chaleureux, aux tons jazzy, le tempo lent épouse le phrasé naturel d’AZNAVOUR, et l’orchestre ample lui donne une allure de bande-son élégante. La chanson évoque un amour passé plus contemplé que pleuré. C’est l’élégance du souvenir traité avec soin et retenue. Il chante avec aisance, s’amuse et enchaîne les couplets avec une virtuosité tranquille sur la chanson "Que Dieu Me Garde" légère et vive soutenue par un rythme rapide et des chœurs féminins. Une jolie pièce music-hall qui explose en vitalité, un moment d’équilibre et de plaisir qui montre un artiste en pleine maîtrise de son art.

Après cette échappée joyeuse, le disque se referme peu à peu sur lui-même. "Les Bons Moments" est une ballade en boucle, douce et lumineuse. Tout tourne autour de l’idée de souvenirs heureux, révolus mais chéris. Les accords sont classiques, élégants teintés parfois d’une couleur jazzy et la chanson avance comme une horloge sentimentale. L’orchestration de "Je L’aimerai Toujours" est souple et large et soutient le texte. AZNAVOUR s’y livre avec cette clarté mélodique et ce sens du crescendo discret.

Ce disque est un recueil d’histoires et de sentiments où l’on retrouve AZNAVOUR comme on le connaît. La musique ne cherche pas à impressionner, rien n’est démonstratif, rien ne déborde. Pianos feutrés, cordes émotives, rythmes souples ou marches rythmées, tout est écrit pour accompagner la voix et respirer à son propre rythme. Un joli disque de maturité tout en raffinement.