Mike Watt le décrit de manière absolument terrifiante, quand au cœur de la funeste nuit prenant place entre le 22 et 23 décembre 1985, il traversa piéton la rue Willoughby en Californie. Une prémonition, une glaciation soudaine, l’impression que quelque chose d’infiniment grave se jouait à cet instant précis. C’était bien le cas : des kilomètres plus loin, le chanteur et guitariste D. BOON, son ami avec lequel il avait fondé MINUTEMEN et qu’il connaissait depuis ses treize ans, succombait à un accident de voiture, quelques heures avant Noël donc, non sans avoir révolutionné au passage la vision du groupe indépendant. Cela plongea Watt dans une détresse passagère, seulement motivé par les SONIC YOUTH de poursuivre sa carrière musicale sous une autre forme car les MINUTEMEN ne sauraient survivre ainsi, sans un tiers de leur âme véritable.

Des MINUTEMEN qu’on pourrait décrire comme les petits artisans de l’underground américain et du punk, bien que leur style ne se réduise nullement à cela. Nous étions des punks musicaux, eux des punks sociaux (à propos des jeunes hardcoreux) confirme Mike Watt. Ils furent rangés dans cette case finalement un peu par défaut.

Premièrement à cause de leur éthique. En effet, ils étaient à l’économie, sans velléités de star, faisant tout petitement, mais bien : disques, label, concerts, matos, fanzine. C’est ce que résume parfaitement « History Lesson (Part 2) » dont le riff repose sur celui composé par le VELVET UNDERGROUND pour « Here She Comes Now ». A la fois cri de ralliement (Votre vie, ça pourrait être nous) mais aussi serment d’allégeance sur fond de nostalgie à propos du chemin parcouru (Mike Watt et moi avons joué des années / mais le punk a changé nos vies / on a appris le punk à Hollywood / où on est arrivés de Pedro / on était des patates / avant de picoler et pogoter), la chanson élève leur frugalité au rang de modèle, symbole, faisant se transformer le punk en idée plus qu’un simple genre musical tout en célébrant aussi leur simplicité, humanité et humour parfois mordant, rendu évident par certains intitulés : "Political Song For Michael Jackson to Sing", "The Roar of the Masses Could Be Farts".

Secondement, sans doute par leur format consistant en des chansons courtes, aux breaks incessants, conjuguant punk, funk et jazz au service d’un contenu lyrique à la fois personnel et politique destiné à éveiller la conscience de l’auditeur. Seule leur vélocité était ainsi hardcore alors que leur musique verbeuse et tordue constituait une réponse éclairée, passionnée et poétique au conservatisme ayant balayé les États-Unis.

Leur influence politique était empruntée à DYLAN mais également à CREEDANCE CLEARWATER REVIVAL, notamment les questions d’impérialisme, d’exploitation de la masse ouvrière et de haine du champ de bataille que l’on retrouve dans les chansons anti-Vietnam des chantres du swamp rock : "Bad Moon Rising", "Who’ll Stop The Rain" ainsi que "Fortunate Son" traitant de l’inégalité de classes sous les drapeaux. "Corona" semble selon toute vraisemblance être un hommage musical appuyé à la créature menée par John FOGERTY.

Les discussions politiques étaient incessantes entre Boon et Watt, enflammées même, menant parfois à des altercations physiques. Le batteur George Hurley était un peu à la marge, faisant du surf alors que les deux autres étudiaient Bismarck, Napoléon ou les situations en Amérique centrale, notamment au Salvador ce que relate "Untitled Song For Latin America". Boon avait rejoint à cette époque le CISPES, le Comité de Solidarité avec les Salvadoriens, groupe activiste chargé d’aider les rebelles marxistes à renverser le gouvernement fantoche répressif mis en place par les États-Unis.

Double Nickels On the Dime, troisième longue-durée gravé par les MINUTEMEN, est une réponse à Zen Arcade, authentique concept album copieux réalisé par HÜSKER DÜ, hébergés comme eux chez SST, label fondé par le guitariste de BLACK FLAG Greg Ginn. Ce disque n’est toutefois pas lui-même un concept album à proprement parler, à part les bruits motorisés ouvrant et fermant la galette.

Il consiste en un gourmand double-album, calqué sur Ummagumma, chaque face étant dédiée à un membre, avec les chansons laissées-pour-compte sur la quatrième intitulée chaff (sans valeur). 43 titres sont proposés dont les rythmes irréguliers évoquent immanquablement CAPTAIN BEEFHEART. Le rock’n’roll fait une fixation sur le battement de cœur uniforme. Je ne veux pas hypnotiser ; je propose une musique non hypnotique pour rompre l’état catatonique, affirme ainsi Watt. Un format typique en forme de clin d’œil, rendant hommage au singulier Trout Mask Replica, tout comme une pochette haute en couleur dont la réalisation ne fut pas sans embûches.

En effet, quatre tentatives furent nécessaires pour réussir le cliché réunissant les éléments essentiels : les yeux rieurs animant Watt dans le rétroviseur, le panneau Route 10 de San Pedro à travers le pare-brise, et le compteur indiquant 55mph précisément. Pour le réussir, Watt roula sur la Harbor Freeway dans sa Coccinelle de 63 avec son pote et voisin du dessus Dirk Vandenberg, celui-ci prenant même la guitare sur "Take 5, D.", dont Boon trouvait le texte composé par Watt,trop planant. Ce dernier répliqua en incluant un petit mot dû à leur propriétaire : j’espère que nous pouvons compter sur vous pour ne pas prendre de douche / ce n’est pas vous, qui réparez la baignoire…. Une des nombreuses idées tirées du réalisme folk, par opposition à toute la musique qui avait arrosé leur jeunesse et dont ils désiraient se purger.

"This Ain’t No Picnic" est sans doute la pièce la plus populaire du groupe. Boon écrivit cet hymne alors qu’il travaillait dans un magasin de pièces détachées pour automobiles, le gérant ne lui permettant pas d’écouter une radio diffusant jazz ou soul, soutenant que ce sont des conneries de nègres. Mais ce n’est pas le seul moment savoureux prenant place parmi ces vignettes miniatures. Des plans de basse gigantesques ("It’s Expected I’m Gone"), des riffs énormes ("Toadies", "God Bows to Math"), des ambiances soignées (guerrier "Spillage", romantique "Cohesion").

Le disque a coûté 1100 $ en tout et pour tout, fut mixé en une nuit et constitue la meilleure vente du groupe, via 15000 exemplaires. C’est évidemment beaucoup moins comparé aux autres pontes signés par SST, BLACK FLAG, MEAT PUPPETS, DESCENDANTS ou HÜSKER en tête mais cela n’entamait en rien le respect que ces derniers leur vouaient.

Double Nickels on the Dime ou une des plus belles réussites de l’ère indépendante, échantillonnage inspiré par politique de gauche et pensées et écrits dus au poète Walt Whitman, le tout au service d’étiquettes autobiographiques mouvantes au ton nasillard distordu emprunté à un capitaine ayant poursuivi ses expériences artistiques dans un désert.