Sous une pochette glaciale en noir & blanc, un disque tout aussi glacial, second volet de la Trilogie berlinoise (après l'encore plus glacial Low) : "Heroes" (les guillemets sont dans le titre). C'est le seul des trois disques de la trilogie a avoir été réellement enregistré à Berlin, aux studios Hansa-by-the-Wall, tout près du Mur de la honte, à Berlin-Ouest. Comme c'était le cas pour Low (et comme ça sera le cas pour le troisième volet, Lodger), Bowie s'est fait aider de Brian Eno pour la production et l'ambiance générale. Eno est très présent ici.
L'album s'ouvre par un titre énergique et étrange, Beauty And The Beast (My-my/You can't say no to the Beauty and the Beast, liebling), avec la voix assez hystérique de Bowie et des choeurs féminins très présents. Le son de guitare est remarquable (Robert Fripp, leader du groupe de rock progressif King Crimson, joue sur le disque, le son de sa guitare, aigu, acéré, est reconnaissable). Le titre suivant est plus rock et moins space, Joe The Lion. Paroles vraiment space quand même (Joe the lion went to the bar/A couple of drinks on the house and he was a fortuneteller he said/Nail me to my car and I'll tell you who you are, qu'est-ce qu'ils fumaient, à Hansa-by-the-Wall ? Ca devait être bon !). Le morceau suivant est inoubliable, "Heroes", chanson parlant de deux amoureux s'embrassant contre le Mur de Berlin. Guitare sublime, arrangements magistraux de Eno, chant surhumain de Bowie (qui sortit une version en français pour la France, et une version en allemand pour l'Allemagne, la version allemande est sur l'album/bande-son Christiane F., pour la version française, fouillez les bacs à 45-tours dans les conventions de disques !). Cette chanson est le sommet du disque, un des sommets de l'oeuvre bowienne.
Par contre le morceau suivant (Sons Of The Silent Age) est raté, et surtout ruiné par le saxophone, omniprésent (joué par Bowie, multi-instrumentiste). Un morceau chiant, heureusement la seule faute de goût du disque. Le titre suivant est, heureusement, grandiose, Blackout, grand moment d'hystérie (le chant, les paroles, la musique), un titre enlevé et superbe.
La face B est quasi-totalement instrumentale (seul le dernier titre ne l'est pas). Elle démarre par un titre fait en hommage à Florian Schneider, leader du groupe de musique électronique allemand Kraftwerk (V-2 Schneider), un titre court, atmosphérique, sur lequel le saxophone (Bowie) fait des merveilles. Kolossal. Puis vient le terrifiant Sense Of Doubt. Ce titre, angoissant, oppressant, est admirable. On s'imagine très bien être piégé dans un sous-terrain obscur, angoissé, et entendre, au loin, s'approcher une créature étrange et repoussante, probablement humaine, mais ce n'en est pas certain (les râles de la créature sont audibles entre deux nappes de synthés ou de piano, ça donne un effet vraiment stressant). Magistral moment de terreur musicale.
Le titre suivant, Moss Garden, sur lequel Bowie joue du koto (instrument japonais), est magnifique. Il instaure une ambiance assez proche de celle du Weeping Wall de l'album Low. Le titre qui suit, dernier instrumental de la Trilogie berlinoise (tout Lodger est chanté), s'appelle Neuköln, et est sublimé par le saxophone déchirant de Bowie. Ce morceau tient son nom du quartier turc de Berlin, que Bowie a sûrement visité pour se donner de l'inspiration. Grandiose. Enfin, il reste un titre, chanté, The Secret Life Of Arabia, dont la mélodie arabisante est très décalée par rapport au reste du disque (sur Lodger, cette chanson aurait été à a place ! Mais je parlerai de Lodger une autre fois). Cependant, avec sa coda admirable (quelle partition de piano !), ce titre est vraiment excellent. Un de mes préférés du disque.
Pour résumer, "Heroes" est un disque hybride, tout comme Low. A moitié chanté et à moitié instrumental (enfin, 60% chanté), l'album instaure un climat froid, parfois inquiétant, malgré des chanson légères et rythmées pour contrebalancer la froideur des pistes instrumentales (sur lesquelles on sent vraiment un courant d'air glacial passer). Un sommet de plus pour Bowie !