On dit que le Révérend Elton et son épouse Sarah ont failli s’étrangler de stupéfaction et d’indignation lorsqu'ils découvrirent que les deux cadettes avaient enregistré deux singles pour la firme Atlantic. Il faut dire que le bon révérend Pointer faisait plutôt figure d’évangéliste strict. Les deux cadettes bravent les interdits en quittant la Church of God et le Northern California State Youth Choir, la chorale où elles évoluent depuis des lustres. Si Bonnie et June Pointer sont les plus jeunes, elles ne vont pas tarder à emmener dans leur sillage les deux autres frangines, Ruth et Anita dès septembre 1972. Après avoir gravé en duo deux 45 tours sous la houlette de Wardell Quezergue, la firme Atlantic se heurte à David Rubinson, impresario du groupe. Le duo s’agrandit avec les arrivées des deux aînées. La troupe se produit dans le circuit des clubs de San Francisco et ne tarde pas à conquérir les studios locaux, devenant en peu de temps des choristes demandées. On les retrouve derrière Esther Phillips, Grace Slick, COLD BLOOD, Boz SCAGGS, Elvin BISHOP, Tower Of Power ou Taj MAHAL.

Excellentes chanteuses, patinées par le Gospel, les POINTER SISTERS ont également mis au point un numéro et des chorégraphies orientées sur le répertoire des Andrews Sisters. Drapées de tenues art-déco vintage et dépositaires d’un répertoire décalé bien dans l’esprit de la scène californienne du moment, le groupe aurait probablement pu faire carrière chez Atlantic si la firme de Jerry Wexler ne s’était pas englué à vouloir enfermer les quatre sœurs dans un registre Southern Soul, au grand dam de leur manager David Rubinson. Ce dernier parvient à intéresser Bob Krasnow, patron du label Blue Thumb. Krasnow, un ancien de la maison King, n’est pas le premier perdreau de l’année, il a également œuvré pour Kama Sutra et Buddah Records et tourne dans le giron de CAPTAIN BEEFHEART, groupe dont il s’occupe ardemment. Le bonhomme réputé open peut se targuer d’un éclectisme de bon goût, son catalogue propose des artistes aussi variés qu’Albert COLLINS, Gerry RAFFERTY, Ansley Dunbar, le jazzman Gabor Szabo ou le trompettiste Hugh Masekela.

Enregistré au Wally Heider Studios, endroit où CREEDENCE CLEARWATER REVIVAL, JEFFERSON AIRPLANE, QUICKSILVER MESSENGER SERVICE, DOOBIE BROTHERS auront mis en boîté de nombreux disques faisant date, produit par David Rubinson ce premier disque éponyme va permettre de placer les Pointer Sisters sur les cartes de la Soul mais aussi de la Pop, l’album étant certifié disque d’or dans l’année. Si sur scène, les quatre sœurs ont mis au point des chorégraphies captivantes et décalées, il faut les voir avec leurs bas à couture, leurs chapeaux issus des thirties et leurs robes art-déco. Leurs voix font fureur en studios. Parfois proche de la close harmony, les timbres bien évidemment ciselés sur les bancs d’une paroisse s’illustrent dans des domaines aussi variés que la Soul, le Jazz, la Pop ou le Rock. Derrière ces voix exceptionnelles permettant à l’auditeur de bouger selon ses aspirations, Rubinson et Krasnow ont aussi réuni un sacré parterre de musiciens : le fidèle batteur Gaylord Birch (futur Graham Cental Station, Tavares, Charles Brown), le bassiste Ron McClure (ex Carla Bley, Charles Lloyd), le guitariste Willie Fulton (ex Tower of Power) ou le pianiste Tom Salisbury (ex Link WRAY, HOT TUNA, VAN MORRISSON). Afin de promouvoir l’album, Blue Thumb édite deux singles dont « Yes We Can Can », titre qui monte rapidement sur la 11ème marche des charts.

L’album s’ouvre donc avec « Yes We Can Can », la reprise du « Yes We Can » composée par Allen Toussaint pour Lee Dorsey. Si l’original avait connu un bon petit succès en 1970, l’essai des frangines, plein de groove, demeure 45 ans après sa sortie aussi intemporel qu’incomparable. La grosse ligne de basse, la guitare tour à tour funky ou churchy, la voix de tête d’Anita et les réponses des trois sœurs renforcent la puissance du morceau, lui donnant ainsi de l’ampleur et de la persuasion. Pour les besoins des radios, la version single sera raccourcie de près de deux minutes, mais notre préférence se porte sur la version de l’album de près de 6 minutes. Un grand morceau de Soul early seventies, qu’on retrouvera dans la série « Treme » via Trombone SHORTY. Au fil des ans, le titre connaitra plusieurs reprises plus ou moins réussies ; récemment la chanteuse Robin McKelle reprenait le morceau pour une version aussi affligeante que soporifique dont on ne voit guère l’intérêt. Changement total de cap avec « Cloudburst » oscillant entre Piano Jazz, Rag et Jazz Vocal à la Andrews Sisters avec un pianiste en furie.

Les quatre sœurs ne se contentent pas de chanter, elles nous délivrent ici deux originaux : « Jada » (le bébé d’Anita), une pièce de Soul Jazzy dans laquelle le chant, les chœurs et le piano flirtent avec les sommets. Seconde composition avec « Sugar » qui se situe sur la même lignée et dont l’affiliation vocale saute aux oreilles. Les sœurs reprennent « River Boulevard », un inusité de Barbara Mauritz, chanteuse du groupe Lamb œuvrant dans le giron de GRATEFUL DEAD, sauf que les ingrédients de Folk Psyché au parfum de champignons hallucinogènes sont remplacés ici par une coloration Soul sonnant quasiment comme une transe religieuse. «  Old Songs » pourrait s’inscrire dans le domaine d’une chanson parodique genre Broadway. Avec une voix de basse genre Doo-Wop et des logorrhées féminines et Jazzy, des riffs de grattes oscillant entre funky et fuzz, « That’s How I Feel », une création de Wally Heider, le patron du studio, est le parfait exemple d’une Soul Psyché et Jazzy. « Naked Foot » et « Pains and Tears » s’orientent également vers un registre mêlant Broadway Jazz et Soul Psy tendance californienne. Le disque se clôt avec un titre emblématique de Willie DIXON, « Wang Dang Doodle », popularisé par Howlin’ Wolf et repris sous diverses formes par Koko TAYLOR ou SAVOY BROWN. Là les Pointer Sisters secondées par le Hoodoo Rhythm Devils nous assènent une véritable démonstration de Free Soul Jazzy aussi barrée que décalée avec une section rythmique qui n’a de cesse de lancer les cuivres en formation de combat et une guitare au jeu archi débridé alors que les chœurs rivalisent avec le chant de tête de June Pointer.

Si l’année 1973 allait se révéler porteuse de nouvelles tendances entre la mode du quatre temps adoptée par les Temptations, le romantisme symphonique de Barry WHITE, les cuissardes argentées de Betty DAVIS, le funk sombre de Black Nasty un collectif de Detroit, les épiphanies érotiques de Marvin Gaye opposées à la Soul vertueuse de O’Jays et si l’année restera marquée à jamais par la naissance du Disco (via un article de Vince Aletti dans le magazine Rolling Stone) les POINTER SISTERS parviendront à se faire connaître par le biais d’un répertoire décalé conjuguant Jazz et California Soul. Une alternative au « Superstition » de WONDER, « Me and Mrs Jones » de Billy PAUL ou au « Superfly » de Curtis MAYFIELD et aux productions de Norman Whitefield. Les quatre frangines connaitront quatre belles années au sein de Blue Thumb, avant de claquer la porte pour une sombre histoire de pognon non versé.

Note réelle 3,5.