Parfois, une simple anecdote nous fait comprendre un artiste bien mieux que la plus studieuse et fournie des biographies. Ainsi, selon le chef d’orchestre Michel Tabachnik qui l’a bien connu, l’architecte sonore Iannis XENAKIS, dans sa bergerie corse de Campomoro, se faisait cuire deux paquets de spaghettis pour une semaine. 7 jours de calculs, de natation et d’écriture – et des pâtes donc, pour tenir le coup.

Ingénieur assistant pour Le Corbusier, le jeune apatride grec, sérieusement amoché par la guerre civile, suit en parallèle les cours de Arthur HONEGGER et de Olivier MESSIAEN. Et c’est le compositeur français, fervent catholique et amoureux des chants d’oiseaux, qui encouragea son étrange élève à laisser de côté les questions harmoniques pour mieux retranscrire en musique ses connaissances architecturales. Il ne croyait pas si bien faire. Iannis devint très vite ce qu’il devait naturellement devenir : un compositeur complètement à part. Au même titre obscur que John CAGE et, dans un espace-temps encore plus indéfini, Giacinto SCELSI, XENAKIS est sans conteste le « x » du problème musical du XXème siècle. Il n’appartient strictement à aucun genre ou plutôt à aucune école. Les fameux 12 tons du sérialisme officiel ne l’intéressent pas – pourquoi seulement 12 tons ? La lecture des Grecs Anciens, et de Parménide en premier lieu, est mille et 0,618 fois plus captivante. Elle l’amènera à considérer son travail comme métamusical avant tout. Nous ne sommes pas si loin de BACH s’enroulant dans la spirale de Fibonacci pour mieux en ressortir, en homme libre et régénéré. Une manière d’illustrer ce beau mot de Cantor : L’essence des mathématiques, c’est la liberté.

La musique qui nous intéresse ici est le Diatope issu de la série des Polytopes. Il est important de préciser que La Légende D’Eer est à l’origine la bande-son ou, plus exactement, l’architecture sonore du monument conçu par XENAKIS à la demande du Centre Georges-Pompidou. Une première dans le sens où les autres Polytopes sont restés, du point de vue strictement architectural, à l’état de projet de construction.

Pour se représenter parfaitement cette œuvre, unique dans le répertoire du compositeur, la fameuse courbe de Gauss (ou courbe en cloche) s’impose d’elle-même. Elle est la forme exacte de ce continuum électroacoustique créé en 1978 et dédié à un héros grec, revenu d’entre le royaume des morts, dont parle Platon dans La République.

Tout commence à la manière de la naissance du monde, tel un son pur, un bruit blanc perdu dans l’immensité du Néant. Concrètement, des sifflements extrêmement aigus mais ténus que le compositeur désignait du terme étoiles filantes. Le son primordial se déploie, s’ouvre progressivement à une multitude de sons qui sont autant d’univers archaïques et grouillants de vie que de nouvelles possibilités rythmiques. Pêle-mêle : guimbarde, sanza africaine, cymbales, frottements sur carton, tzuzumi japonais, chocs de briques spéciales, et autres instruments insolites et sons électroniques.
Tous ces éléments mis en place se mettent à nous grignoter d’abord, à nous dévorer ensuite, jusqu’à l’osmose qui est moins orgie de violence que plénitude de bruits qui s’accordent en une eurythmie surprenante. Nous sommes ici, à peu près, au trois quart de l’œuvre. Et c’est à partir de cette relative stabilité dans le chaos que la descente s’amorce.
On revient, progressivement toujours, au son primordial par un effet de tourbillonnante saturation et de déchirement électrique.
Tout s’achève en recommencement, c'est-à-dire dans le bruit blanc le plus pur – un sifflement.

Laissons le dernier mot à l’architecte de cette courbe étrangement parfaite, fascinante ; à l’ascète rayonnant qu’était Iannis XENAKIS : Si j’ai appelé cette musique Légende D’Eer, c’est que dans Platon on trouve une conception synthétique de l’univers et de la destinée humaine. Platon englobe ses idées dans un système fermé mais hautement poétique par ses visions apocalyptiques.