Depuis maintenant quelques années, la Russie bien épaulée en cela par le camarade internet réussit à nous faire découvrir des projets artistiques sombres vraiment dignes d’intérêt. A l'ancienne et culte locomotive KINO sont venus se rattacher les wagons des désormais vétérans de MOTORAMA ou ceux plus récents des nouvelles petites têtes que sont BUERAK, PLOHO et maintenant SKOUBOUT (Скубут)*. La barrière de la langue pour la plupart d'entre nous ne doit naturellement pas être un frein à cette envie d'ailleurs. Elle a au contraire un fort pouvoir pour favoriser rapidement des images mentales. Il suffit simplement de se laisser porter par le rythme des mots et nous voici en partance pour des terres hautement désolées et des friches industrielles rouillées.

SKOUBOUT avec ce bien nommé Меланхоличен (Mélancolique) est intéressant pour au moins deux raisons. Il prouve en effet encore une fois que la musique et son corollaire économique n'ont pas de frontière. En effet, l'initiateur du projet, le Russe Mikhail Shlepin vit à Vienne et son album est sorti sur le label brésilien Wave Records bien connu du milieu gothique. SKOUBOUT sans mauvais jeu de mots s'apparente également à cette image peut-être facile de poupées russes. Il est la plus petite, la toute dernière. Celle que l'on découvre à la fin lorsque les plus grandes ont été ouvertes. Son univers s'inscrit ainsi pleinement dans celui de ses glorieux aînés mais également dans celui de figures plus contemporaines.

Shlepin pour capter l'attention dès les premières secondes sort l'artillerie lourde avec "Akt Samoubijstva" ( Acte de Suicide). Il y a dans ces quatre minutes intenses un indéniable savoir-faire. C'est le "Gallow Dance" de LEBANON HANOVER en encore plus désespéré (c'est possible çà ?). La basse lancinante s'écrase contre les notes d'une guitare aigre et contre une voix dénuée de toute émotion. C'est froid, désincarné au possible, en un mot superbe. Évidemment, entre la thématique et le clip à l'unisson (médicaments, tombes, nuit noire et barres d'immeubles), l'écoute est déconseillée le dimanche soir lors de l'habituel moment de spleen. C'est bien ce sentiment de désespoir qui irriguera sans artifice, ni caricature forcée les huit morceaux.

L'album est court mais suffisamment efficace pour développer une atmosphère plombante particulièrement prenante. Le Russe alterne rythmes enlevés et moments légèrement plus contemplatifs. Même lorsque SKOUBOUT à l'image de "Himera" (La Chimère) accélère le tempo, l'auditeur demeure figé, incapable de faire un pas de plus. Ces belles pièces cold wave se marient parfaitement avec l'idée que l'on se fait d'un hiver russe glacial. L'auteur-compositeur maîtrise plutôt bien ses classiques. Le dansant "Zabyt'" (Oublier) avec ses filandreux arpèges de guitare marche sans hésitation sur les plates-bandes de ses confrères de MOTORAMA mais demeure néanmoins efficace.

Le style dans lequel évolue le Russe est tellement codifié qu'il ne faut pas dès lors s'étonner de retrouver la marque CURE période Seventeen Seconds et cette même atmosphère cotonneuse dans laquelle baigne "Nužno, Nado" (Il y a besoin, il faut). Ce n'est pas sans un certain talent que Shlepin érige également le minimalisme comme vecteur émotionnel. Ses pulsations électroniques esquissent comme le souligne "Antipatiâ" (L'Antipathie) de fragiles ambiances. Il le dit lui même dans le minimal "Ustal" (Je suis fatigué). Ce lexique de grands déprimés atteint son paroxysme dans le glaçant "Palata №5 (Chambre n°5) qui est pour mon collègue Saskatchewan une référence à la nouvelle "Палата №6" de Tchekhov qui se déroule dans un hôpital psychiatrique. Sans comprendre les paroles, ce qui est le cas pour moi, ces paysages sonores vont tous dans le sens d'une rencontre avec des âmes particulièrement tourmentées.


SKOUBOUT ne vous fera pas à l'évidence esquisser le moindre sourire. Son mal-être vous collera à la peau comme la neige à vos pieds. C'est assurément un disque d'ambiances. Un peu de celui qui vous force à espérer des jours meilleurs sans vraiment trop y croire.

* Скубут est une forme dialectale qui signifie "Ils frottent, ils grattent", l'équivalent en russe courant serait «скребут». Vu la rareté de cette forme, il paraît plus probable que ce soit une invention totale ou un mot-valise.

Je remercie ici vivement mon confrère Saskatchewan pour ses indications pertinentes et toutes ses traductions naturellement précieuses pour cette chronique.