En 1996, Mike PATTON n’a que 28 ans. Il n’est pourtant plus un perdreau de l’année, ayant connu un immense succès avec FAITH NO MORE dès 1989*, tout en poursuivant en parallèle ses activités au sein de Mr BUNGLE.
Cela pourrait largement suffire à former la carrière d’un chanteur ordinaire, oui mais voilà : Mike PATTON est différent. Moins adepte des grands axes du succès que des contre-allées de l’expérimentation, il délaisse le triptyque sacré du rock**, vers lequel son succès avec FAITH NO MORE aurait pu le conduire, et consacre toujours plus de temps à l’expérimentation musicale. Il est vrai qu’en dehors de ses deux groupes, Mike PATTON en a en fait débuté une troisième carrière qui se poursuit encore aujourd’hui : collaborateur de John ZORN***.

Tous les musiciens ayant travaillé avec John ZORN le disent : cette rencontre les a transformés. Le compositeur a pour habitude de recruter des musiciens particulièrement doués, mais pas seulement : ils doivent également posséder une personnalité musicale intéressante, quelque chose qui leur soit propre, et puis avoir un goût pour l’expérimentation et la prise de risque. Le contraire des requins de studios, en somme.
Car ZORN est – au moins – double. Certes, il s’adapte à chacun et est soucieux de mettre en valeur ceux qu’il recrute, mais dans le même mouvement, il les bouscule, les pousse dans leurs retranchements, parfois jusqu’à ce qu’ils atteignent leurs propres limites. La contrepartie de ces exercices de déstabilisation ? Elle est claire : ZORN les emmène explorer des territoires musicaux qu’ils n’auraient pas forcément pu approcher d’eux-mêmes.
Ce n’est donc pas pour rien que Mike PATTON l’encense dès qu’il en a l’occasion : ZORN lui a permis d’expérimenter, lui qui venait du monde très calibré du rock, fût-il novateur et déjanté.

Et c’est ainsi que débarque Adult Themes for Voice, produit par Tzadik****, et premier album solo de Mike PATTON. Quel album ! Plus radical que n’importe quel titre de Mr BUNGLE, il montre un musicien totalement dingue, mais ô combien brillant !
Le dispositif est minime : PATTON, en tournée, profite de ses chambres d’hôtels – la liste complète est à l’intérieur du disque – pour enregistrer sa propre voix, sous toutes les formes possibles. Pas de méprise cependant, il ne chante pas, ou si peu. Non, disons plutôt qu’il éructe, glousse, bourdonne ou gueule ; glapit, ronfle, pète, souffle ou rigole ; gémit, aboie, hurle, fredonne, chuchote, criaille et cacarde ; feule, piaule, blatère, grince, rote, barrit et glougloute ; braille, crisse et grésille ; grogne, siffle, beugle et couine ; ronronne, rugit, hennit et que sais-je encore ? La liste est infinie. A partir de ces enregistrements, qu’il superpose, bricole, bidouille et filtre à l’envi, il construit 34 "morceaux*****" plus ou moins catégorisés : ici des cris, là des soupirs, ailleurs des borborygmes, etc.

Est-ce écoutable ? De bout en bout, non, franchement pas. En fait, on peut ranger ce disque à côté de Trout Mask Replica et Metal Machine Music dans sa discothèque. Sauf qu’à la différence de ces deux-là, on peut parfaitement savourer les 34 titres si on les écoute un par un. Et qu’on ne peut alors qu’être fasciné par ce déluge vocal d’une extraordinaire inventivité. Vous en connaissez beaucoup, des chanteurs capables de se renouveler pendant 45 minutes ?

Résumons-nous : les mélomanes détesteront, et ils auront parfaitement raison. A l’évidence, ce n’est pas de la musique. En fait, Adult Themes for Voice est à prendre comme une suite d’exercices, une grammaire vocale pour chanteur-bruiteur surdoué, un vade-mecum de trouvailles sonores dans lequel PATTON puisera désormais au fil de ses incarnations. La filiation la plus évidente ? FANTÔMAS, qui n’est au fond qu’une mise en musique de cet album radical et très réjouissant.

A défaut de vous plaire, on est prêt à parier qu’Adult Themes for Voice ne vous laissera pas indifférent, ce qui est déjà beaucoup. Quant à PATTON, probable qu’il s’en foute : c’est à travers ce disque programmatique qu’il passe du statut d’excellent chanteur à celui d’un artiste dont on ne peut que saluer l’exigence, fut-elle un peu difficile à ingérer. Et ça a déjà largement de quoi le contenter.


*Avec "Epic", bien sûr.
**Sex & drugs & rock ‘n’ roll, of course.
***Bien qu’il reste encore discret, Mike PATTON apparaît dès Elegy, album enregistré par ZORN en 1992.
****Le label de ZORN.
*****Les noms des titres valent le détour, non ?