Qui donc au-delà de ces deux immensités floutées ? Un seul ou plusieurs corps enchevêtrés observant ce bouton de mur (canapé) et cet interrupteur sur lequel figure l’inscription radio ? Le cliché dorsal est bien plus explicite, nous offrant à observer une touffe de poils pubiens et deux jambes féminines se déployant dans leur directe continuité. RUTH (en rut) alors ?

Avant d’être raccourci afin d’incarner la première mouture du titre "Polaroïd/Roman/Photo", le projet originel se nommait RUTH ELLYERI, anagramme du multi-instrumentiste Thierry MÜLLER (RUTH M. ELLYERI au complet, les cruciverbistes chevronnés ont remarqué qu’il manquait une consonne) et l’auteure, actrice et photographe Murielle HUSTER. Ce duo engendre le morceau culte "Mescalito", qui figure sur la légendaire et désormais introuvable compilation 125 Grammes de 33 1/3 Tours, premier manifeste de punk à la sauce française sorti en 1979, sur lequel on retrouve quelques noms vaguement familiers comme À 3 DANS LES WC.

Cet alter-ego féminin – comme on peut le constater sur les divers clichés – mais toutefois plus hargneux permettait ainsi à MÜLLER d’étendre un champ d’expression déjà bien chargé. Confronté dès son plus jeune âge aux musiques contemporaine et expérimentale par sa famille, ses occupations sonores se concrétisent premièrement via son premier groupe ARCANE lancé en 1977 avec des amis des Arts Appliqués où il étudiait, ensemble qui ne fera pas long feu, ne laissant nulle trace discographique et scénique mais manifestant déjà un goût étrange pour des sons atypiques. Il s’immerge ensuite dans un autre projet expérimental, novateur et en solo : ILITCH dont le premier album Periodikmindtrouble sort en 1978 sur le label Oxygène. Malgré de microscopiques ventes, cet album lui octroie une certaine reconnaissance auprès des cercles fermés adeptes des musiques underground. Son successeur sera déjà l’écrin d’une version primale de "Mabelle" mais c’est une autre histoire…

En 1982, Thierry finalise une nouvelle chanson : "Polaroïd/Roman/Photo". Il explicite sa démarche par une envie de faire un morceau pour faire danser les filles en se moquant des garçons. Son frère Philippe, amusé par la perspective d’un projet plus pop, lui indique être intéressé par l’écriture des paroles. Après des mixages insatisfaisants, ils décident de faire appel à une chanteuse professionnelle et confient la tâche de remixer le titre à l’ingénieur du son Patrick Chevalot.

Le musicien finalise ensuite d’autres compositions en vue d’un album et propose à des amis d’en élaborer les textes. L’artiste plasticien Édouard Nono écrit "Mots" – dont l’introduction prometteuse reste finalement lettre morte, accouchant d’un morceau bancal, Frédérique LAPIERRE "Misty Mouse" et "Tu M’ennuies", deux pistes pas forcément inoubliables, surtout la seconde bien trop longue à mon goût malgré son aspect cinématographique indéniable. LAPIERRE y pose également sa voix ainsi que sur "Polaroïd", ce dernier synthétisant bien le fil rouge du recueil complet : les histoires d’amour compliquées entre filles et garçons.

En effet, elles sont les reines des chansons et font tourner en bourrique leurs alter-ego masculins. Le héros un peu trop romantique mentionné dans le très bon "Mabelle" peut ainsi attendre des millénaires avant de revoir celle qui est chère à son cœur. "Thriller" – rien à voir avec celui de Michael – et ses fanfares s’intéressent au film Quand la Ville Dort réalisé par John Huston où figure Marilyn Monroe. "She Brings the Rain" est une superbe reprise spectrale et dénuée de percussions de CAN, groupe que MÜLLER affectionne particulièrement et qui constitua un des premiers albums achetés étant jeune.

MÜLLER prospecte les labels avec son nouvel album sous le bras mais déchante vite, essuyant les refus de nombreuses maisons de disques, malgré quelques frémissements venus de RCA ou Virgin France. Il sort finalement en 1985 sur un petit label indépendant, qui n’en vendra que 50 exemplaires ! En 2004, le morceau "Polaroïd/Roman/Photo" est déterré par les DJs Marc COLIN et Ivan SMAGGHE, contribuant à rétablir sa place indéniable dans l’échiquier cold wave/post-punk français. Rééditions et compilations ont ensuite suivi comme celle de cet album par Born Bad Records en 2022, agrémentée de bonus divers permettant de constater le cheminement à l’œuvre pour finaliser les morceaux.

Voici un album à redécouvrir d’urgence si ce n’est pour son morceau éponyme, véritable tube en puissance new wave vaguement mécanique, impersonnel et trouble faisant cohabiter vents et crépitements de flashes, bande-son diffusée lors de ce défilé où mannequins et photographes ne seraient que robots humanoïdes désincarnés.