Loin du tumulte.

Se tenir à distance raisonnable des salles festives rutilantes, discours huilés imperméables, questions complices ou démagogiques qui ne trouveront aucune réponse intelligible, si ce n’est un interminable baragouinage. Visualiser ces costumes de sortie, pas même entachés via quelque miette d’amuse-gueule, jamais un tel mets n’aura aussi bien porté son nom. Identifier les coupes de champagne à peine terminées confiées dans la foulée aux domestiques se tenant près de l’accueil pour ne pas froisser le prolo à peine rentré du taf s’installant face à son instrument de lobotomie préféré.

Une discipline à laquelle se tenir loin d’être évidente. Cependant, opter pour une autre voie, un autre référentiel non calculés. Entendre l’ultime chant proposé par cet oiseau au teint sombre. Perroquet, mainate, chouette. Gazza ladra ? Plutôt choucas. Ouais, choucas dont la mélopée sarcastique fend air et spots sur lesquels agglutinent les insectes affamés.

Le titre choisi pour intituler ce recueil, emprunté à un standard du jazz antédiluvien composé par Ray HENDERSON en 1926 et ensuite abondamment repris (de Claude FRANÇOIS à Nina SIMONE en passant par Joséphine BAKER), s’avère éloquent. Le cliché encore plus, croquant un trompettiste de dos, vraisemblablement quittant une scène. Le personnel convoqué achève l’argumentaire. Le pianiste Keith JARRETT, le contrebassiste Gary PEACOCK et le batteur Jack DeJOHNETTE ont longuement travaillé avec Miles DAVIS et choisissent de rendre hommage au musicien américain via cet album rapidement enregistré deux semaines après son décès survenu en 1991, un parfait exutoire leur permettant d’évacuer leur trop plein d’émotions.

Bye Bye Blackbird est construit symétriquement. Une correspondance s’avérant judicieusement axiale, si on veut bien comparer à la fois emplacement et intitulé du diptyque éponyme et oblitérer des durées radicalement différentes. Cet éclaté duo est encadré par deux standards aux titres évocateurs, "You Won’t Forget Me" exposant un thème magnifique et "I Thought About You". L’humeur est intimiste, romantique, nostalgique, le simple trio piano/basse/batterie jouant évidemment sur l’impression dégagée bien que l’on s’anime parfois surprenamment. "Butch and Butch" puis "Straight, No Chaser" prennent le parti du swing à l’unisson, diffusant un plaisir certain.

Toutefois, le cœur suprême du disque bat sur l’une de ses deux compositions originales. "For Miles" assène ses presque dix-neuf minutes centrales comme une évidence. Une improvisation aventureuse, aux percussions presque tribales, jouant avec les silences et les humeurs. Proche d’un "Olé" avec lequel il partage une certaine hispanité, la pièce aurait pu être utilisée en ornement d’une des scènes nocturnes irriguant Ascenseur Pour L’échafaud dont DAVIS avait signé la musique, ses incartades pianistiques nous rappelant en outre momentanément les efforts déployés par un certain chat bleu qu’une souris harcèle pour restituer une version cohérente de la "Rhapsodie hongroise n°2" composée par Franz LISZT.

Miles avait interprété "Bye Bye Blackbird" sur ’Round About Midnight, son premier disque réalisé pour Columbia. Ce contrat avait été conclu lors d’un jalon important de sa carrière ; le festival de jazz de Newport en 1955 marquait en effet la véritable renaissance du trompettiste après une traversée du désert sous substances psychotropes. Ces trois mots résonnent également dans le final de Public Enemies, susurrés par un Johnny Depp prêtant ses traits à un John Dillinger quelque peu romancé. Comme un instant suspendu en dehors d’un quelconque espace-temps.

Janvier 2-4. Un roi est seul au milieu de la foule. Septembre 9-1. Un autre a pris congé depuis bien longtemps.

Loin du tumulte.