ZEBDA faisait partie de ces groupes qui pensaient qu’ils pouvaient faire un peu plus que de la musique. Être artistes tout autant que citoyens. Ce n’étaient pas les seuls, surtout à cette époque. On peut par exemple regarder du côté de MASSILIA pour trouver une démarche comparable. Ou, pour ne rester qu’à Toulouse, se rappeler les FABULOUS TROBADORS de Claude Sicre qui organisait depuis un moment ses fameux repas de quartier à Arnaud Bernard. Du côté de la bande de Magyd Cherfi, cela a pris différentes incarnations ; certaines existent encore. Mais la plus mémorable, car la plus ambitieuse, fut sans nul doute celle des Motivés ! Il s’agissait en gros de monter un mouvement politique, au sens premier du terme. C’est-à-dire de participer à la vie de la cité au niveau institutionnel, ce que de nos jours on qualifie volontiers de démocratie citoyenne ou participative. A l’époque, le résultat avait certes été honorable, mais insuffisant pour prendre le Capitole. Ce fut cependant une expérience dont beaucoup ont appris et se sont inspirés, ce qui a depuis amené certaines villes à faire le choix de ce type de mouvement.

De cette aventure, reste aujourd’hui un témoignage bien connu : ce disque de chants de luttes devenu culte depuis. Au début, c’est une production assez confidentielle. Une sorte de confluence de l’action des frères Amokrane, Mouss ET Hakim, qui, avec 100 % COLLEGUES, avaient déjà fait des ponts avec d’autres musiciens de la ville rose ; Salah, le troisième frère, militant bien connu par ici et cheville ouvrière des mouvements qui ont gravité autour de ZEBDA à l’époque, au premier rang desquels le Tactikollectif qui a produit l’enregistrement. Pensé pour être quelque chose de fédérateur et d’entraînant, une sorte de bande son de ces mouvements, l’album rencontre son petit succès sur place. Puis ZEBDA explose complètement en 1999 avec "Tombé la chemise" qu’on entend partout. C’est l’occasion de ressortir le disque des MOTIVES ! et de le distribuer nationalement. Très vite, la relecture du "Chant des partisans" se diffuse, devenant cet incontournable des manifs que l’on connaît depuis.

J’ai entendu Mouss dire sur scène que s’il ne devait en rester qu’une de celles qu’ils ont faites, ce devrait être celle-là. Cette barre d’énergie qui soulevait les foules à la fin des concerts de ZEBDA comme maintenant à l’issue de ceux des deux frangins. Motivés, contre le fascisme et l’intégrisme !, programme concis qui n’a jamais perdu de son urgence depuis. Cette chanson à la redoutable efficacité, dont on peut toutefois regretter en un sens (et cent fois la comprendre en un autre) le tri laissant de côté l’essentiel du côté martial des paroles d’origine, lance à fond un disque dans une énergie qu’il ne laisse jamais véritablement retomber ensuite. C’est qu’il en a fallu, qu’il en faut et qu’il en faudra, de l’énergie pour lutter ! Mais lutter pour quoi ? Disons pour l’émancipation humaine, l’égalité des droits, la liberté des citoyens, la fraternité des peuples. Ce mouvement de fond que notre Révolution a mis au centre de l’Histoire, qui a ressurgi bien des fois depuis (notamment lors de la Commune, "Le temps des cerises") et ne s’est jamais complètement éteint, même aux heures les plus sombres (les deux guerres mondiales, celle de "La butte rouge" puis celle du "Chant des partisans").

La grande force de ce disque, c’est d’être allé chercher ailleurs dans le monde des témoignages de cette même lutte humaine. En Kabylie, chez nos voisins européens qui ont lutté contre le fascisme, en Amérique Latine. Il y a trouvé une collection de chants incroyablement fédérateurs. Bien-sûr, en leurs temps, la plupart de ces morceaux étaient entonnés par des gens allant réellement combattre le fusil à la main. Écouter ça dans son salon ou même en manifestation est plus confortable. Qu’importe, il en reste la motivation ! D’autant que ces versions jouent à fond cette carte-là. Des orchestrations simples mais entraînantes, une interprétation souvent collective, libérée et joyeuse. On fait le plein de chaleur et de vitalité avec les témoignages des républicains espagnols ("El paso del Ebro"), des antifascistes italiens ("Bella ciao", "Bandiera rossa") ou encore des révolutionnaires mexicains ("La Cucaracha"). Chants de luttes emplis de joie sous le soleil toulousain.

Les MOTIVES ! posent aussi leur empreinte sur les autres morceaux, moins immédiatement enthousiastes mais tout autant agréables à l’écoute, parfaits pour ce voyage à travers le monde et l’Histoire. C’est en cela qu’il est à mon sens non seulement un bon album, mais un grand album. Pour le fait que ces musiciens venus de différentes scènes d’une ville se sont retrouvés autour d’une histoire et de valeurs partagées pour faire une musique commune si emballante. Ces autres morceaux sont plus souvent interprétés individuellement. Ils tranchent parfois avec l’ambiance générale du disque, comme le kabyle "Nekwni S Warrach N Lezzayer" chanté par Magyd (le reste du disque est en langues latines). MOUSS ET HAKIM interprètent plus en retenue le classique cubain "Hasta Siempre" tandis que les trois offrent ensemble une version de "La butte rouge" bien moins lumineuse que d’autres titres de cette collection.
Cependant, le meilleur arrive pour moi en fin de parcours, avec l’interprétation davantage portée par les collègues des GRANDES BOUCHES de deux chansons particulièrement émouvantes, sur lesquelles la voix un peu plus douloureuse de Philippe Dutheil fait merveille. Il s’agit de la sandiniste "Nicaraguita" ainsi que de la catalane et antifranquiste "L’Estaca", de Lluis LLACH. Cette dernière, la plus proche de nous sur le plan géographique mais aussi temporel et culturel, résonne plus que jamais dans ces inquiétantes années 2020. Elle conclut l’album à la perfection.

Alors je sais, chanter ces luttes, c’est aussi bien souvent chanter l’échec. Soit que ces luttes n’aient pas abouti, soit qu’elles aient abouti sur quelque chose qui ait pu être dévoyé ensuite. "Evviva il comunismo et la libertà", ça peut faire sourire aujourd’hui, d’accord. Et après ? On regarde ses pompes et on laisse faire ou on se dit avec MOUSS ET HAKIM ainsi que leurs collègues qu’il n’y aura jamais d’arrangements avec le fascisme et l’intégrisme ? Il me semble que l’important là-dedans, ce n’est pas la réussite mais l’espoir, celui qu’aucun régime n’a réussi à complètement éteindre. C’est peut-être le sens de la présence de "L’âge d’or" de Léo FERRE dans la réédition de 2017. Prélude à une tournée de MOUSS ET HAKIM sous le nom de MOTIVES, essentiellement axée sur ce répertoire à l’occasion des vingt ans de l’album. On y trouve quelques titres qui ouvrent un peu l’album vers d’autres horizons ou d’autres époques. "Sabra ou Chatila" est celui qui est le plus dans la continuité musicale du disque d’origine. Plus direct et électrique, "Police On My Back" des CLASH tourne davantage le regard vers notre société. Enfin, c’est chez Miriam MAKEBA que se trouve, malgré une version beaucoup plus produite, la meilleure motivation de ces nouveaux morceaux. Ce titre sans fin qui correspond impeccablement à l’esprit des motivés d’hier et d’aujourd’hui : "A luta continua" !