Le fascinant Linton Kwesi JOHNSON n’est pas à proprement parler un chanteur.

Adepte du spoken word, le musicien est un véritable poète dub agrémentant de ses mots le reggae créé par un collectif que mène le multi-instrumentiste Dennis BOVELL (ce dernier assumant également la coproduction) et réunissant une dizaine de musiciens. Il faut donc quand on l’écoute s’immerger complètement dans les textes, certains étant écrits en créole jamaïcain – comme on peut s’en douter en lisant les intitulés –, des écrits toujours engagés défendant une communauté caribéenne britannique jugée maltraitée notamment à Brixton mais pas seulement.

Forces of Victory est le premier album que sort JOHNSON sous son nom propre, après l’inaugural manifeste Dread Beat n’ Blood signé POET AND THE ROOTS, pseudonyme derrière lequel se cachaient un certain nombre d’acteurs à nouveau convoqués ici. Publié en 1979, le disque capture la tension d’une Angleterre montant en température, dont les difficultés économiques et sociales iraient crescendo jusqu’à aboutir à la grave récession de 1981. Celle-ci toucherait particulièrement la communauté afro-caribéenne, déjà soumise à moult difficultés avec un chômage important et des logements insalubres ; population qui n’a cessé de croître depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale et la décision du gouvernement d’octroyer la citoyenneté britannique à tous les résidents du Commonwealth afin d’encourager l’immigration de travailleurs dans un pays que le conflit laissa exsangue.

Les émeutes de Brixton que prophétisaient les CLASH via l’incandescent "The Guns of Brixton" éclateraient ainsi en avril 1981, exacerbées non seulement par une utilisation trop importante de la loi Sus permettant à la police d’arrêter n’importe qui sur une simple suspicion mais également par un sentiment d’abandon de l’État à la suite de l’incendie de New Cross en janvier 1981 qui fit treize morts, drame à propos duquel la population jugea l’enquête bâclée. Le rapport Scarman que commanderait a posteriori Margaret Thatcher confirmerait l’usage disproportionné des contrôles au faciès, toutefois le mal était fait, ce que les SPECIALS ne manqueraient pas de souligner via le grinçant "Ghost Town" sorti la même année, formidable pièce douce-amère dépeignant une Angleterre se liquéfiant littéralement.

D’apparence plus légère, la musique élaborée sur Forces of Victory diffuse malgré tout une aigreur relative implicite, à la hauteur de ses préoccupations lyriques. À l’image de sa pochette austère, l’envie d’en découdre avec le réel est palpable ("Reality Poem" et sa jolie partie de guitare) avant d’envisager d’éventuels avenirs radieux, tel l’optimiste "Time Come" débarrassé des fascistes, brocardés sans vergogne via le combatif "Fite Dem Back". On est alors en pleine vague d’évènements Rock Against Racism répondant autant à certains propos controversés d’Éric Clapton qu’aux nombreux Skinheads ayant basculé à l’extrême droite sous l’influence notamment de la seconde mouture nauséabonde de SKREWDRIVER. Quant à l’émouvant "Sonny’s Lettah (Anti-Sus Poem)", il déroule la lettre écrite en prison par un fils à destination de sa mère où il lui apprend que les policiers ont tué son petit frère, le sous-titre faisant référence explicitement à la fameuse loi Sus.

Forces of Victory, un manifeste guerrier peut-être moins équivoque et célèbre que certaines pièces signées Bob MARLEY ou Peter TOSH dont l’importance demeure capitale, telle la première flammèche d’un incendie couvant dangereusement. Un disque séminal parmi les préférés mentionnés par David BOWIE !