Au commencement, le chant des oiseaux s’élève dans le silence du printemps. Puis, comme l’amplification d’un écho lointain, le piano accompagne l’éveil de la nature. La sereine mélodie et le groove printanier éclosent avec une douce gravité. C’est d’une naissance dont il s’agit, celle d’un pianiste qui voit la lumière pour la première fois.

Kris Bowers est né en 1989, et c’est à tout juste vint-cinq ans qu’il sort son premier album, Heroes+Misfits. Formé à la Juillard School, le pianiste se fait vite remarquer, son talent est réel, évident, il remplit son C.V. avec l’ambition de celui qui n’a pas de temps à perdre, remporte le prix Thelonious Monk en 2011, multiplie les projets, l’un avec The Next Collective, l’autre avec Kayne West & Jay Z, devient sideman de Marcus Miller, José James et Takuya Kuroda. Le terme sideman est même réducteur. Arrangeur, compositeur, multi-instrumentiste, de l’orgue au synthétiseur, du piano au Fender Rhodes, il prend de la place, gagne en épaisseur, son style s’impose déjà, reconnaissable, séduisant, audacieux, moderne.

Oui, Kris Bowers est ambitieux et Heroes+Misfits ne sonne pas comme un premier album, en tout cas, pas comme un premier album ‘normal’. Kris Bowers n’a pas cette attitude scolaire de celui qui cherche à bien faire, à reproduire des structures de jazz qu’il connaît déjà bien. Avec la souplesse et l’esprit conquérant du non puriste qui a côtoyé des musiques très diverses depuis toujours, il s’inscrit dans le sillage du jazz contemporain mené tambour battant par Robert Glasper.

L’ombre de Glasper plane sur ce premier album, c’est certain ; pour preuve, le vocoder et le sax de Casey Benjamin (l’un des piliers du Robert Glasper Experiment) font des étincelles sur le morceau phare, « #TheProtester », sorte de diptyque étonnant, aux improvisations bouillonnantes, à la mélodie et au rythme enivrants, véritable ‘tube’, merveille de composition (signée Kris Bowers) qui, à la sixième minute, se transforme d’un coup de baguette magique en incantation pop ensorcelante.

Si l’ensemble de l’album repose essentiellement sur une instrumentation puissante, fruit d’une fusion rigoureuse entre jazz, R’n’B, hip hop et pop, parfois boostée par une guitare rock (« Wake The Neighbor »), les parties vocales sont également finement travaillées, bien que discrètes, voix féminine aérienne sur « Forget-er », voix claire de Chris Turner sur le sophistiqué « WonderLove », voix pénétrante de José James sur le délicat « Ways of Light »; souvent, le sax prend les devants et chante - comme le ferait un chanteur - des mélodies inspirées, mélancoliques à l’image du magnifique « Drift ».

Au-delà de ses solistes, Heroes+Misfits est surtout porté par un groupe merveilleux avec à sa tête Kris Bowers, saisissant de créativité derrière ses claviers. Les impros extra-terrestres de Casey Benjamin apportent également une touche glasperienne très appréciable. Heroes+Misfits est une réussite éclatante, de très bon augure pour la jeune carrière de Bowers, un artiste complet et ambitieux.