S'il y a un phénomène qui a toujours suivi le jazz, c'est celui de l’élitisme de son public. Depuis l'apparition du jazz, ce genre a connu toutes formes de ségrégation, que ce soit pour des raisons pécuniaires, de mœurs ou simplement d'harmonie. Si l'on revient sur son histoire, on constate qu'à son apparition, le jazz s'opposait au blues comme étant une musique pour les classes sociales les plus aisées. Si ici la question financière était de mise, ce sont d'autres considérations qui ont marginalisé le bebop et le free jazz. « On ne retient pas les mélodies et on ne peut pas danser dessus. » dixit Louis Armstrong, à propos de ce style très technique qu'est le bebop. Et si l'on considère le free jazz comme une musique libertaire qui casse les codes musicaux, notamment celui du swing – qui fait danser l'auditeur !-, inutile de dire que le jazz a fini par dépasser une bonne partie de ceux qui l'écoutaient.
Mais, quelle a été la réponse au bebop ? L'arrivée du hard bop dans les années 50, dont la volonté était clairement de renouer avec le public, notamment en simplifiant ses grilles d'accords. Et celle formulée à l'encontre de free jazz ? Le jazz fusion dans les années 70, dont l'essence même est de piocher chez d'autres genres musicaux ; Miles Davis, l'un de ses initiateurs, cite Sly and the family Stone et Jimi Hendrix comme ses influences principales.

Aujourd'hui, même s'il est difficile d'affirmer que le jazz s'est complètement démocratisé, certains groupes comme Snarky Puppy nous prouvent qu'il est possible de toucher un public assez large tout en jouant une musique instrumentale aux influences multiples. Créé en 2004 au Texas, ce groupe au nom amusant est une vraie vague de fraîcheur qui vient frapper le monde de la musique. D'une production simplement parfaite et dégageant une énergie incroyable, la formation propose une musique mélangeant toutes sortes d'influences et de styles. « We Like It Here », enregistré en live en 2013 aux Pays-bas, n'est pas leur coup d'essai puisque les Texans ont sorti leur premier album intitulé « The Only Constant » en 2006. A sa tête, Michael League, bassiste et chef d'orchestre de cette formation très fournie en musiciens et en talent.

On ne peut qu'apprécier cette musique créative et riche : atmosphères variées qui nous submergent sans se faire attendre, mélodies magiques, improvisations d'une qualité rare, groove, feeling... Tout ce qu'il faut pour faire de « We Like It Here » un album grandiose.
Cet album est d'un équilibre remarquable. En plus, de proposer des compositions aux structures riches, il nous dépayse à chaque instant. Le titre d'introduction « Shufokan » nous prouve d'emblée les qualités d'écriture de League. Plus de six minutes de pur bonheur ; une ouverture vaporeuse jouée à la guitare, une douce vague de cuivres, un solo de 6-cordes feutrée, puis, dans une habile transition, une explosion de trompette et de saxophone. La finale est sincèrement sublime : la batterie pétarade, le synthé martèle ses sonorités électro tandis que les chœurs font leur entrée, le tout sur un refrain des plus accrocheurs.

Jazz, funk, world, électro, rock, les gars de Snarky Puppy vont vraiment chercher loin leurs influences.
« Tio Macaco » figure parmi les morceaux les plus réussis, avec son introduction fluette jouée à la flûte et son thème qui vous emporte. Puis, dans cette ambiance enthousiaste et festive qui caractérise les orchestres latinos, les soli de cuivres s'enchaînent fougueusement et sans relâche.
« Jambone » emprunte quelques rythmes africains atypiques. Cette fois les instruments à vent scandent sèchement leurs mélodies ; on se croirait dans l'univers de Salif Keita. Le plus remarquable reste l'incroyable improvisation de guitare transpirant le rock, le jazz par son jeu « out », le blues, et tout simplement la virtuosité... La cerise sur le gâteau : terminer son solo sur une mélodie de Third Stone From The Sun, composée par Jimi Hendrix !
Les férus de moments plus posés devront écouter « Lingus », ultime morceau de l'album, durant plus de dix minutes : y figure un solo de synthé dont les sonorités hancockiennes sont réellement jouissives. Ou même pourquoi pas « Outlier », titre électro par excellence (avec « Sleeper ») ?

Micheal League nous propose des compositions réfléchies et abouties qui, d'une part, procurent un plaisir immédiat ; d'autre part, présentent une telle profondeur que l'on est pas près de s'en lasser. L'un des grands albums de l'année 2014... tous styles confondus ! Snarky Puppy c'est à la fois généreux, gourmand, étonnant, explosif. Quoi de mieux pour vous réconcilier avec le jazz, ou même pour vous y introduire ?