Il y a au Québec une vague de chanteurs que l'on pourrait qualifier "réalistes", une mouvance que l'on ne voit (malheureusement) plus guère de ce côté-ci de l'Atlantique. Alexandre POULIN, dans une moindre mesure Les COWBOYS FRINGANTS, font partie de ces artistes bien ancrés dans le réel, qui n'hésitent pas à faire de leurs textes des portraits désabusés de victimes d'une société de plus en plus cruelle et déshumanisée. La lumière est là, toujours, mais elle n'est qu'une composante d'un tout globalement sombre, pas un échappatoire ni une constante. Jeff DUBE est également de cette trempe. Le chanteur, qui roule sa bosse depuis plus de 25 ans comme leader du groupe NOIR SILENCE ou en solo, a vendu plus de 700 000 albums et pourrait se foutre éperdument de la compassion, de la persévérance, de courage, autant de sentiments et de valeurs qu'il exalte sur Ménestrel, sa troisième réalisation en solitaire. Mais le bonhomme fait preuve, c'est plus fort que lui, d'une empathie désespérée. En résulte un album rock résolument humain. Et très efficace, ce qui ne gâche rien.

Jeff DUBE est, vous le supputez, une sorte de Bruce SPRINGSTEEN francophone. Sa musique, que ce soit à travers les textes ou les instrumentations, peint de grandes toiles où la misère sociale et le désespoir sentimental se chevauchent sur fond de grands espaces sauvages ou de grattes-ciel plantés sur la ville comme autant de poignards dans le coeur. Les réminiscences de l'univers du Boss sont ainsi nombreuses, et se découvrent d'entrée avec "Accourez", dont la ligne mélodique évoque le morceau "Devils and Dust", publié en 2005 sur l'album du même nom. Plus énergique, le titre suivant "Je me souviens" rappelle ostensiblement l'univers de "Born in the USA". L'hommage est poussé jusqu'à ce paroxysme que constitue l'adaptation en français de "The Ghost of Tom Joad", dans sa version électrique, si réussie que l'on se prend à imaginer un album entièrement constitué de versions francophones du Boss par Jeff DUBE, le résultat serait à n'en pas douter de grande qualité. Le chant rocailleux et puissant du chanteur se prêterait parfaitement à ce genre d'exercice.

Résumer l'artiste à une copie de SPRINGSTEEN serait néanmoins réducteur. Il y a dans la musique du ménestrel une forte personnalité marquée par une rage contenue que l'on retrouve tout au long de ces titres rock ("J'me relèverai"), une colère sourde d'autant plus exaltée par des morceaux paradoxalement délicats ("De la même planète" et son ukulele introductif). Des refrains entraînants et qui font immédiatement mouche parsèment l'essentiel de ces morceaux confectionnés avec le soin d'un artisan transformant sa matière première en ouvrage d'art. L'ensemble n'est pas dénué de certaines longueurs, et il faut bien reconnaître que certains titres nous semblent superflus : "Les routes se croisent", avec ses intonations country/folk, propose une belle mélodie sur son refrain, mais se fait plutôt tiède alors qu'on tend à préférer l'artiste lorsqu'il souffle le chaud dans un environnement glacial ("Ce matin-là (Fermont)"). Certains mid-tempos se révèlent néanmoins superbes, à l'image de "Jouer de ton corps", ballade lancinante empreinte d'un feeling 70's, dont les paroles se font d'une belle sensualité désespérée.

Ménestrel. Jeff DUBE ne ment pas sur le contenu de son troisième album solo. C'est bien l'album d'un conteur rock auquel nous avons affaire, le témoin d'une humanité en mal de perspectives. L'album n'est pas pour autant triste, les instrumentations rock enlevées en attestent, mais c'est véritablement l'oeuvre d'un chanteur réaliste. Les amoureux du Boss seront aux anges, les amateurs d'un rock sincère et chiadé également. Un bel album venu de la Belle Province.

3,5/5