L'importance historique de la scène rock allemande des années 70/80, communément nommée Krautrock aujourd'hui, est inversement proportionnelle à sa taille humaine. En effet, bien qu'issus de plusieurs villes allemandes dont Berlin, Munich et Düsseldorf, les artistes qui évoluaient dans cette sphère musicale à l'origine du punk, de la new-wave, du post-punk et de la techno faisaient partie en quelque sorte du même 'village'. C'est ainsi que Michael Rother a quitté le groupe NEU! pour rejoindre les deux membres initiaux de CLUSTER, Möebius/Rödelius. Renate Knaup a intégré épisodiquement POPOL VUH tout en poursuivant son travail au sein d'AMON DÜÜL II. Klaus Dinger est passé de NEU! à LA DÜSSELDORF pour y retrouver son frère Thomas.
Dans la branche cosmique du Krautrock, le village est encore plus petit. Ses trois groupes ou artistes majeurs ont tous fait partie à des degrés divers des uns et des autres. Klaus Schulze notamment a officié au sein de TANGERINE DREAM et d'ASH RA TEMPLE avant de se lancer dans une carrière solo. Florian Fricke a joué du Moog III dans le Zeit de TANGERINE DREAM.

Early Water est le fruit d'une collaboration unique entre Michael HOENIG et Manuel Göttsching. Le premier est surtout connu pour avoir été le claviériste du groupe de rock AGITATION FREE de 1971 à 1974 et pour avoir remplacé au pied levé Peter Baumann en 1975, à l'occasion de la tournée australienne puis du concert londonien au Royal Albert Hall (dont on peut apprécier une captation dans la Bootleg Box Set Vol 1) de TANGERINE DREAM.
Le second est bien évidemment le guitariste fondateur d'ASH RA TEMPEL dont le nom se décline en ASHRA dès 1977 quand Manuel Göttsching devient l'unique musicien du groupe après le départ des autres membres.

En 1976, les deux hommes enregistrent chacun un album de musique électronique dans la veine cosmique de l'école berlinoise. Michael HOENIG lance sa première oeuvre en solo Departure from the Northern Wasteland, devenue depuis un classique, tandis que M. GÖTTSCHING livre avec New Age of Earth (sortie en 1977) l'ancêtre possible de la musique New-Age, sur lequel M. Hoenig est même intervenu au mixage final pour prêter main-forte à son confrère berlinois. Afin de promouvoir New Age of Earth, Manuel Göttsching se voit appelé pour une tournée française à laquelle, en guise de remerciement pour l'aide qu'il lui a apportée, il invite M. HOENIG.
Les répétitions avant d'honorer la 'Cosmic Music' dans les villes de France se déroulent dans le studio AURA de ce dernier. Contre toute attente, à cause de quelques dates n'ayant pu être programmées à temps, c'est toute la tournée que le duo se voit contraint d'annuler, la veille à peine du départ pour la France. Au cours de la soirée, modeste compensation à leurs frustration et déception, les deux artistes enregistrent leur ultime répétition en perspective, qui sait, d'une future opportunité de concert ou d'album.

Les bandes de cette session 'improvisée' reposent alors dans les tiroirs de M. Göttsching pendant près de 20 ans. Ce n'est qu'en novembre 1994, à l'occasion d'une rencontre fortuite entre les deux hommes, que le guitariste d'ASHRA propose à M. HOENIG de publier enfin leurs anciens travaux communs. Le claviériste, qui s'est installé aux Etats-Unis à l'aube des années 80, où il s'illustre notamment dans le milieu des musiques de films, emporte à Los Angeles la cassette que lui remet son collègue et, après en avoir restauré le son et l'avoir remasterisée, la publie chez Musique Industrielle, le label berlinois de Bernd Kistenmacher.

Early Water s'inscrit dans la sphère électronique de l'école berlinoise dont il reprend tous les codes en vigueur au cours des années 70. Il s'agit d'une improvisation développée sur 48 minutes dans laquelle brille l'armada des synthétiseurs de l'époque, les légendaires Farfisa et ARP joués par M. Göttsching, Yamaha CS-80, EMS et autres Moog dont se charge M. HOENIG.
Les adeptes du style adopté dès son Invention For Electric Guitar de 1975 apprécieront plus aisément cet album dans lequel le guitariste met de nouveau à l'honneur sa Gibson tout au long d'une improvisation dont lui seul a le secret, et qu'il synchronise sur les pulsations séquencées de son confrère au Synthi A, la version portable du fameux VCS3.
Le statisme de cette musique peut provoquer un certain ennui chez ceux qui ne goûtent guère ce style jouant sur les textures sonores et les harmonies au détriment de mélodies évolutives, mais force est d'admettre que M. Göttsching est passé maître dans l'art d'aligner autant d'arpèges qu'il est possible manuellement, sur un rythme véloce que rien ne semble contrarier. L'effet produit est bien celui d'une transe par laquelle il est bon de se laisser porter pour peu qu'on soit sensible à ce genre de voyage hypnotique. L'astuce du guitariste consiste à doubler ses notes à coups de delay qui intensifient peu à peu l'improvisation à défaut de la faire évoluer. Malgré l'importance de la guitare électrique dans le tissu sonore déployé, elle ne prend cependant jamais le pas sur l'électronique qui demeure ici la base la plus solide. D'ailleurs, la Gibson n'entre en jeu qu'à la 10ème minute, après une longue introduction électronique séquencée, mise en condition préalable au trip auquel est convié l'auditeur.

Sans être un jalon de la Cosmic Music, Early Water en demeure un joli témoignage, forcément anecdotique mais non dénué de charme ni de virtuosité.