Naomi Virginia Davis voit le jour en 1942 à Midway, au sud-est de l’Alabama. Si la bourgade est perdue au cœur d’une région pauvre, on la reconnait grâce à son édifice paroissial la Mount Coney Baptist Church, église où la jeune Naomi va faire ses gammes en compagnie de ses parents et de ses deux sœurs. Chez les Davis, on ne chante que pour célébrer le Seigneur. En 1958, une fois son diplôme scolaire en poche, Naomi va s’installer en Floride avant de s’établir à Brooklyn en 63 où elle devient Madame Shelton suite à son mariage. Somme toute un parcours bien banal pour de nombreuses jeunes afro-américaines de cette génération. Pendant trente ans, quand elle ne chante pas, Naomi est femme de ménage pour des familles huppées de Brooklyn.

Bien qu’ayant remporté plusieurs concours de chant depuis le début des sixties, Naomi Shelton n’a jamais enregistré, tel Cendrillon qui chantait pour les oiseaux et les souris, elle n’abandonne pas sa passion pour la musique et se produit au Night Cap, un modeste club de Brooklyn, lieu où elle va longtemps faire équipe avec Cliff Driver, un pianiste arrangeur. Cliff Driver dispose d’un curriculum assez complet, même si assez obscur pour nous autres européens. On le retrouve entre autre avec Baby Washington, Little Willie John, L.C. Cooke, le frère de Sam, Millie Jackson. Durant les années 70, Driver devient l’organiste attitré de nombreuses vedettes extérieures venant se produire à New York (Ruth Brown, Solomon Burke ou Arthur Prysok). Ce n’est qu’en 1977 que l’organiste se lance dans le Gospel, une petite église locale ayant perdu son organiste. Menuisier de métier, Driver a accompli le chemin inverse à de nombreux artistes noirs, passé par le Jazz, Le R&B, la Soul avant de tomber dans la musique évangélique. Une première mouture des Gospel Queens voit le jour en 1997 avec dans le rôle principal le chanteur Akim, pas celui de la B D de notre enfance, mais un vrai chanteur de Gospel. A la disparition d’Akim en 1999, Driver doit retrouver un leader et le hasard de la vie le remet sur la route de Naomi SHELTON, son ancienne coéquipière libre à plein temps désormais.

La troupe est naturellement repérée par Gabriel Roth, patron du label Desco, qui édite un premier single sous le nom de Naomi Davis. Malheureusement le disque ne connait qu’un petit succès local, Desco ne tardant pas à mettre la clef sous la porte. Mais Roth ne désarme pas et fonde deux ans plus tard avec Neal Sugarman le label Daptone Records, une petite firme indépendante implantée en plein Brooklyn et qui ne va pas tarder à faire parler d’elle via Sharon JONES ou The Budos Band. Feu Amy Winehouse traversera l’Atlantique pour y enregistrer une partie de « Back To Black ». A l’orée du nouveau millénaire, Daptone Records est un label qui cristallise les regards. Si le label s’est spécialisé dans une Soul urbaine et vintage, Daptone n’en est pas à son d’essai en matière de Gospel. Durant l’été 2006, Daptone avait invité de nombreux chanteurs de Gospel mississippiens à venir enregistrer dans une église de Panola. Il en résultera la compilation «  Como Now: The Voices Of Panola Co., Mississippi » un recueil Gospel à l’ancienne chanté à cappella regroupant 16 titres qui permettra en son temps de faire connaitre The Como Mama, un trio atypique.

Si Naomi Shelton avait déjà enregistré une poignée de singles pour Daptone, un de ses titres figurait dans la compilation « Pure Sugar Cane » de Sugarman 3 & Co. Mais c’est bel et bien « What Have You Done, My Brother ? » qui allait lancer la carrière de Naomi Shelton lui permettant en outre de se produire aux quatre coins de la planète.

Si le nom du trio qui accompagne la chanteuse ne laisse guère de doute sur le contenu, le visuel de la pochette avec la représentation d’un vitrail décuple assurément l’orientation religieuse. Si elle a passé pas mal de temps à frotter ses robes sur les bancs d’une église, Naomi Shelton a également pas mal œuvré dans les clubs new-yorkais où le Jazz, la Soul, le Funk et le R&B essayaient de s’approprier le premier rôle.
D’amblée, c’est tout juste si les touches d’orgue ne pousseraient pas le premier des impies à se jeter tête la première dans un bénitier en écoutant « What Is This ». Mais alors que l’original du Révérend Willie Morganfield privilégiait le sermon, la présente version s’oriente vers une combinaison imparable de Soul Churchy hyper groovy. Pour l’anecdote, Brother Joe May n’hésitera pas à reprendre ce titre en 1964 pour le label Nashboro en se l’accréditant sans vergogne. On peut se demander où va le monde si les pasteurs se piquent les créations musicales ? Sans avoir l’air d’y toucher, l’arrangement et l’orchestration transforment le « What More Can I Do ? » de Luther Barnes, leader des Sunset Jubilaires, d’un modeste Gospel ennuyeux en une pépite de Soul Gospel.

Premières compositions du bassiste Bosco Man (aka Gabriel Roth), un attitré des Dap-Kings, avec « I’ll Take The Long Road » et « What Have You Done », deux titres dans lesquels Soul et Gospel fusionnent comme deux pépites. Reprise d’un grand classique des Dixie Hummingbirds avec « Trouble In My Way »⃰, un titre où les choristes ne cessent de relancer la machine via un refrain entêtant: « Trouble in my way, I have to cry sometimes … Jesus will fix it after while ... ». Un morceau qui donnerait envie à n’importe quel cul de jattes nom pas de prier mais de se lancer sur une piste de danse.. La troupe reprend deux traditionnels : « He Knows My Heart » et « Jordan River », un incontournable contant l’épisode où Josué, successeur de Moïse, fit traverser le Jourdain au peuple hébreu. Non content d’imprimer une rythmique pleine de groove et de rondeur, Bosco Mann apporte trois nouvelles chansons qui s’emboitent remarquablement à l’ensemble. « Am I Asking Too Much ? » se révèle aussi dynamique qu’enivrant tandis que « By Your Side » et « Lift My Burdens » viennent adoucir l’album.

Le disque s’achève en apothéose avec « A Change Is Gonna Come », chef d’œuvre de Sam COOKE qui deviendra bientôt l’un des titres emblématique du Mouvement des Droits Civiques. Quelques mois avant la sortie de ce disque, le Président Obama en citait quelques strophes lors d’un discours commémorant sa victoire à la présidentielle américaine. Souvent repris, cette chanson pleine d’espoir a connu au fil des décennies de superbes interprétations : Otis REDDING, The Meditation Singers de Laura Lee, Baby Huey dans une version psyché, jusqu’à Bettye LAVETTE ou Leela James. La version de Shelton s’inscrit dans le haut du panier, la guitare de Tommy Brenneck immerge le titre dans une atmosphère typique à la Southern Soul, évitant ainsi tout effet pathos.

Superbement produit, « What Have You Done, My Brother » doit sa splendeur aux arrangements organiques, une orchestration sans faille, le timbre d’une chanteuse presque septuagénaire pleine de conviction façonnée à la fois dans des églises de l’Alabama et des clubs new-yorkais, un répertoire sans tâche mêlant inusités, traditionnels et originaux et des chœurs authentiques et sincères. Sans être méchant, les versions de Marva Wright et de SEAL de « A Change Is Gonna Come » font office de karaoké. Probablement le meilleur disque de Soul de l’année 2009.

⃰ Le titre « Trouble In My Way » est accrédité selon les disques à Claude Jeter, membre leader des Swan Silvertones et brièvement des Dixie Hummingbirds, mais aussi à la paire Ira Tucker/ Don Robey, Tucker ayant chanté au sein des Dixie Hummingbirds pendant 70 ans. Et oui, le Gospel connait également de bons « coquins ». On notera la présence de la regrettée Sharon Jones en backing vocal.