Besançon. Quartier Battant, à la nuit tombée. D’un studio de radio aménagé dans un bâtiment de la vieille ville et baigné par les reflets de lune émane une voix grave et envoûtante. Cet organe, ce verbe, qui ne laisse aucun auditeur indifférent, c’est celui de Fany, alias Moon.
Du son, un micro, tout ça la jeune femme connaît bien. Active depuis des années dans le milieu du hip-hop, l’artiste s’est façonnée un univers qu’elle se plaît à dépeindre dans des textes personnels et qu’elle dévoile un beau jour de l’automne 2017 dans son premier album au titre évocateur : Mots Soul.

Référence directe à Mossoul, la ville d’Irak où Fany a passé une partie de son enfance, le disque est avant tout une déclaration d’amour de la jeune femme aux musiques qui l’inspirent depuis toujours et qui ont nourri son âme d’artiste-créatrice.
Il suffit d’ailleurs d’examiner la pochette du disque pour comprendre que l’on n’aura pas affaire ici à du rap moderne, superficiel et bling bling.
Ce paysage sec et terreux de l’ancien croissant fertile mésopotamien, surplombé d’un ciel bleu où les nuages sont porteurs de mystères et d’incertitudes, explique peut-être la gravité du visage de la femme au premier plan qui s’enveloppe de ses bras, comme un ultime réflexe de protection alors qu’elle s’apprête à partager avec nous sa vision de la vie, ses envies, ses peurs et ses doutes. À se confier à nous. De tout son cœur. De toute son âme.

Le décor et le contexte sont plantés. L’analyse musicale peut commencer.
Introduction urbaine, old school, quelque part entre les débuts d’IAM et le Wu-Tang Clan, où la voix de Moon frappe d’emblée par son timbre profond, presque masculin avec toutefois en filigrane cette parcelle de fragilité qui irradie, et où DJ Masta nous fait admirer sa technique de scratchs. Pas de doute. On baigne ici dans un pur hip-hop qui sent bon les années 90. Le premier âge d’or du rap français, et ça fait du bien.
À l’image des deux influences citées plus haut, le mélange entre français et anglais est une constante de l’album, et ce n’est pas « Intuitions », le premier vrai titre de l’opus, qui dira le contraire. Sur une instrumentation trip hop qui rappelle le MASSIVE ATTACK de Blue Lines, Moon nous gratifie de superbes couplets en français avant que le refrain (en anglais) ne s’envole sur un air jazzy. C’est franchement plutôt bien exécuté, et la belle n’a besoin ici que d’un seul titre pour nous entraîner dans son monde désenchanté et d’inspiration nocturne.
Cette dualité se voit appliquée sur plusieurs morceaux de l’album, comme « Chantage », « Métamorphoses » ou encore « Évidemment », quand la langue de Shakespeare n’est pas carrément privilégiée sur les titres à consonance soul et jazz (« Shadows » et « Electrified »).
Mais les amateurs de rimes, prose et autres punch lines (et sans auto-tune ici, hein je précise !) dont votre serviteur fait partie, gagneront à écouter en priorité « Hôtel de l’Univers » (ce saxophone, yeah !), « Au pied du mur » et son instru gangsta, ou encore la sublimissime « Poignée de punchlines », dont la production réalisée par Germinal accomplit l’exploit d’être à la fois légère, mélodieuse et mélancolique, avec une sonorité qui rappelle une partition de harpe. Pari audacieux mais complètement réussi. On adore.
Mention spéciale également à l’outro où la guitare de Pierre Beaupain vient égrener des accords post rock éthérés, offrant à l’album une fin de toute beauté au climat évanescent.

Mots Soul est un excellent album dont l’univers mariant rap conscient et spectre musical aux multiples influences (jazz, trip hop, soul, reggae), le tout servi par une production claire et organique rehaussée de scratchs toujours bien sentis et placés, saura toucher un large panel d’auditeurs.
Mais la richesse culturelle de ce disque est aussi selon moi sa plus grande faiblesse. En effet, sans parler d’éparpillement car il faut reconnaître une certaine cohérence à l’ensemble, les compositions n’auraient-elles pas davantage gagné en impact et en identité si les paroles avaient été écrites dans la même langue ? Car après tout, le bon rap français (puisqu’ici c’en est) n’est-il pas justement aimé pour ses textes (avec du fond et un discours) que l’on peut suivre, analyser et décrypter, sans le risque d’être soudainement perdu par un refrain anglicisé que l’on n'écoutera alors plus que distraitement car il aura créé une cassure, une rupture dans le flow ? La belle doit-elle se recentrer ou garder le cap précédemment fixé ? Seul l’avenir nous le dira mais c’est en tout cas à méditer.
Un beau 4/5 car beaucoup de MC autoproclamés et en quête d’authenticité devraient jeter une oreille à ce que nous propose cette sage poétesse de la rue.