La rédaction et la mise en place de certaines chroniques passent parfois par des chemins tortueux. L’autre jour à Paris, alors que je mangeais un croissant à la terrasse d’un troquet, mon regard s’est posé sur un kiosque à journaux dont la devanture affichait la une du Point. Une belle Une avec le visage du Président Erdogan en train de faire un salut militaire alors qu’il est en tenue civile. Le gars est drapé d’une chemise blanche plus rigide qu’une barre de fer et d’une cravate que je ne porterai que si l’on m’offrait les vinyles du label Blues Horizon de Slim HARPO, George Smith ou Arthur Gunter⃰.
Au-dessus de ce bien beau portrait, figurait en lettres jaunes la mention : « L’éradicateur ! ». Un titre explicite qui fait clairement allusion au massacre des Kurdes.
Quand on vous disait plus haut que certaines chroniques voient le jour via des circonstances bizarres et perfides, cette chronique en est un exemple parlant. Peinard, en train de bouffer un croissant, je me dis que les Kurdes ne sont pas les seuls à souffrir des exactions de ce genre de mec, il doit certainement y avoir quelques Turcs qui ont souffert le martyre et de là mon inconscient bifurque aussitôt vers les membres de BUNALIM, un trio de Rock Psy, des mecs qui ont assurément pris cher.

Contrairement à ce qu’annoncent les rares sites évoquant le groupe, Bunalim signifie « mal être » et non pas dépression, bien que les deux mots se rapprochent. Fondé durant l’été 69, le quatuor enregistre une poignée de 45-tours pour d’obscurs labels underground. Il faut bien s’avouer qu’à l’orée des seventies, la Turquie ne devait pas être la place forte du Rock Psy. N’est pas Monterey ou la Californie qui veut ! Certains articles et interview relatent que nos trois chevelus hippies furent souvent pris à partie dans les rues du pays.

Cette brillante compilation reprend la totalité des six 45-tours publiés, soit douze titres dont le répertoire oscille entre Rock Psy, Acid et Garage. Et c’est là qu’on se dit que ces trois énergumènes ont dû en baver. C’est donc au label teuton Shadoks Music que l’on doit cette curiosité. On regrette juste que le compilateur allemand, pourtant réputé pour sa méthode, n’ait pas respecté l’ordre chronologique de ces douze pistes, mélangeant ainsi à qui mieux mieux les faces Diskotur, Turkafon et Ballet. Ne soyons pas plus royalistes que le roi et contentons-nous de ce que nous offrent les Shadoks.

D’entrée, la guitare et la basse posent les fondations d’un Rock Psy avant qu’un saz (sorte de luth) ne vienne apporter une touche locale un brin orientale. L’ombre de Led Zep plane sur cette chanson adaptée d’un vieux poème. Le contraste saisissant entre la Stratocaster et le saz apporte une touche mélancolique. Gravé sur le même single, « Bunalim » se révèle un instrumental dans lequel la tension dramatique monte crescendo avec une seconde guitare rappelant la sonorité d’un farfisa.
Le groupe rentre un peu dans le rang avec « Hele Hele Gel » principalement à cause du texte chanté en turc, mais on se dit qu’avec des paroles anglophones le titre aurait pu figurer dans un disque de TRAFFIC, HAWKWIND ou SPIRIT. Le groupe nous expédie dans un tourbillon de couleurs avec « « Yollar », toujours chanté en langue ottomane. Les riffs de Strat, la ligne de basse et les paroles nous font virevolter comme dans un kaléidoscope.
Le poétique « Tas Var Köpek Yok », traduisible par l’impayable « Y’a une pierre pas de chien », s’annonce comme un vrai Garage digne de figurer dans un skeud des Lyres ou de The Music Machine, le luth remplaçant avec bonheur encore une fois le petit orgue farfisa. Aziz Azmet parvient à instaurer une intensité dramatique montant crescendo. Les Turcs nous balancent une grande claque avec « Yeter Artik Kadin », la reprise d’un classique d’Allen Toussaint « Get Out Of My Life, Woman ». Si le titre a été popularisé et composé pour Lee Dorsey fin 65 avec les Meters en backing, le pianiste de la Nouvelle-Orleans reprendra sa création trois ans plus tard pour le compte du label Bell Records. De nombreux groupes reprendront le standard avec plus ou moins de bonheur, si on se rappelle des essais de Solomon Burke, des Leaves, des Tages, excellent groupe suédois, des Hollandais de Q’65, et dans une moindre mesure d’Iron Butterfly, on se retrouve comme happé par la présente version et le chant volontaire d’Aydin çakus◊, l’âme de la formation.
On retrouve une orientation plus ottomane avec « Bir Yar Için », une ballade folklorique avec saz et tanbur (un autre instrument à cordes de la famille des luths). Même coloration avec « Ayrilik Olmasaydi » où les percussions et les cordes pincées nous invitent à un bien beau voyage au pays de la mosquée bleue. « Bir Dünya Da Bana Ver », traduisible par Donne moi un monde, reste marqué par une brève intro dans laquelle les guitares s’offrent un déluge de reverb. En fermeture, « Güzel » nous oriente vers un mélange de SPIRIT et de TRAFFIC et seuls les textes chantés en turc permettent de différencier le groupe par rapport à de nombreuses formations anglo-saxonnes.

A l’orée des années 70, BUNALIM proposait un mélange de Garage, d’Acid, de guitare fuzz et de Rock Psyché complètement barré pâtiné d’une légère teinture ethnique avec divers petits instruments dérivés de la famille des luths, engins qui apportent un cachet indéniable au répertoire.

⃰ Le vinyle d’Arthur Gunter édité par Blues Horizon s’est vendu il y a peu aux environs des 480 €. A titre personnel, si je connais la pochette, je ne l’ai jamais vue ni tenue en mains propres. Le disque de George « Harmonica » Smith s’est récemment négocié à 450 €.

◊Aydin çakus, brillant guitariste prisé par les communautés underground et intellectuelles jouera ensuite au sein de Ter et de Tank. A la fin des années 70, Aydin s’est installé en Californie, région plus appropriée à son style de vie et à son art. Il a enregistré en 2000 un dernier disque au sein de Fear Nature, une formation officiant entre Metal et Hard Prog et dans laquelle son fils Todd a chanté.