Forte d’un passé déjà riche et passionnant, la scène punk new yorkaise était seule capable en 1977 d’engendrer des artistes aussi décisifs et différents que Suicide, The Talking Heads ou Television. Davantage portée par la plume que par la provocation, la bande à Tom Verlaine était la parfaite illustration du versant littéraire hérité de Lou Reed et Patti Smith. Television profitera d’un contexte propice au rock urgent tout en satisfaisant son goût pour une musique élaborée.
Le simple « Little Johnny Jewel » sorti en 1975 ne laisse pas vraiment présager du futur son du groupe, qui n'éclora que sur ce « Marquee moon » devenu mythique. On peut trouver ce titre ainsi qu’une poignée de prises alternatives sur les versions remasterisés.

Television fut dabord le véhicule de Tom Verlaine, l’homme au visage d’aigle. Poète éclairé et compositeur exigent, son groupe est un projet authentique où la musique se veut un support aux mots. Verlaine décrit avec passion et poésie la vie new yorkaise. Ses rues, ses lumières, ses nuits et ses gens ; images stylisées et expressionnistes où se dévoile un amour de la vie teinté de nostalgie.
Television pratique un rock nature et sans effets. Un timide piano est juste toléré sur « Guiding light » et « Torn curtain ». Les thèmes de guitares brillent par la netteté de leur dessin. Chaque titre possède une accroche claire et évidente, mais la griffe Television réside dans ces deux guitares complémentaires dont l’inventivité des motifs força l’admiration. Une recherche dans les arrangements qui détonne d'avec les productions rudimentaires de l'époque. Techniquement au dessus du lot, Richard Lloyd insuffle à l’œuvre sa flamboyance et son héroïsme. Lui et Verlaine se taillent la part du lion et se partagent finalement la partie instrumentale de la plage titre.
La démarche de Television est paradoxale. Il revendique un son sans artifice et une interprétation énergique, mais manifeste parallèlement une ambition artistque évidente. Au final, le disque touche à la sophistication sans trahir l’authenticité dont il se réclame et tire sa force de ce compromis miraculeux ; direct et travaillé.
Les observateurs n’ont jamais osé le rapprocher de Dire Straits, sans doute pour préserver Television d’une comparaison aussi inopportune que gênante. Les similitudes entre les deux groupes sont pourtant flagrantes. Le charme immédiat, le soin de l'écriture, le son, le phrasé limpide ou encore la place accordée au texte. Seuls cette humeur urbaine et ce chant byrnien déclamé démarquent le groupe new yorkais de la bande à Knopfler.
La réputation de "Marquee Moon" a fini par parasiter son appréciation. Avec le recul, certains titres peinent à assumer la légende, notemment « See no evil » qui apparaît trop ordinaire au regard du reste. De même, cette urgence longtemps présentée comme un atout semble un peu exagérée aujourd'hui, et on préfèrera la vitalité des versions publiques de « The blow-up ». L’album apparaît plutôt comme le manifeste d’un rock urbain et romantique ; un juste milieu, efficace et consensuel, quelque part entre « Talking heads 77 » et « Making movies ».

« Marquee moon » reste la signature d’un groupe éphémère. Une pièce singulière et intelligemment anachronique. Une œuvre attachante qui a su parler au cœur à une époque où les slogans incendiaires et le nihilisme glaçant avaient le vent en poupe.