A l’heure où notre paysage se révèle aussi gris que tristounet, que nos médias et politiques nous ressassent de bonnes nouvelles (Guerre en Ukraine, pouvoir d’achat en berne, réchauffement climatique etc.), une chronique de Zydeco, musique festive par excellence, nous semble appropriée, d’autant plus que l’auteur de cette galette se tient en marge de l’industrie du disque et des grosses productions.

Horace TRAHAN est originaire de Lafayette où il voit le jour en 1976. Issu d’une famille aux ascendances musicales prononcées, Joe Falcon enregistra pour Bluebird "La Fille a Oncle Elair (Uncle Elair’s Daughter)" *, chanson dont la trame évoquait l’une des arrières grand-tantes d'Horace. Accessoirement, Horace est aussi le cousin de l’accordéoniste Felix Richard.
Après avoir étudié le saxophone, la basse et la grosse caisse dans la fanfare de son collège, Horace se lance à 12 ans dans l’apprentissage de la guitare, instrument qu’il délaisse quatre ans plus tard au profit de l’accordéon. Les influences locales et les gènes ont probablement été déterminants dans cette reconversion. Felix Richard, lui-même ancien élève de Zachary Richard, lui donne ses premières leçons, l’initie aussi à la basse et lui enseigne d’anciens titres d’Iry Lejeune.

En 1996, Horace lance un premier pavé dans la marre avec "That Butt Thing", titre grivois consacré à une partie de l’anatomie féminine bien précise, qui connaît un gros succès sur les ondes louisianaises et le crawfish circuit. Après des débuts fulgurants, Horace, en proie à une crise existentielle et au mysticisme, se tourne vers la religion. Mais, à croire que les voies du Seigneur sont impénétrables, l’accordéoniste ressurgit tel le diable de sa boîte en montant un groupe de Reggae-Fusion, épisode des plus brefs, le Louisianais revenant très vite à ses premières amours, le Zydeco.

Horace fait figure de précurseur en matière de Zydeco, en fondant The Ossun Express, orchestre mixte qui l’accompagne **. Rappelons que durant les eighties, certains clubs cajuns interdisaient l’entrée aux noirs, malgré la condamnation par la Cour de justice des Etats-Unis pour attitude discriminatoire. Comme bien souvent, ce sont des musiciens qui changent la donne, soulignant les racines communes des deux communautés (cajun et créole). Dès la fin des années 80, plusieurs collaborations entre musiciens blancs et noirs pointent le bout de leur nez, à l’image de Beausoleil et Canrey FONTENOT ou de Nathan WILLIAMS et David Doucet. De cette évolution naît un nouveau sous-registre, le Zyde-Cajun, genre regroupant Zydeco, Cajun, Swamp Pop, Rock n Roll, Southern Rock et Deep Soul.

Si la pochette peu porteuse peut interpeller dans un premier temps, elle restitue toutefois le contenu à travers différents fanions et emblèmes. C’est ainsi qu’on retrouve à gauche le drapeau de la Francophonie imaginé en 1965 par Thomas Arceneaux, un fanion dédié au Québec et à l’Acadie ainsi que les fleurs de lys de la Nouvelle Orléans, métropole entretenant un copieux melting-pot de diversités sonores.

Au sein de l’Ossun Express, figure une belle brochette d’accompagnateurs : le bassiste James Préjean (ex- CREOLE ZYDECO FARMER, Nathan WILLIAMS), le frotteur vétéran Rodney Bernard (ex-Fernest Arceneaux, Rockin’ DOPSIE et Marcel Dugas) qui est également le beau-père de l’accordéoniste, le guitariste Daniel Sanda (ex- Jeffery BROUSSARD) le batteur Gerard Delafosse, neveu de Geno DELAFOSSE et ex-Corey Ledet, le saxophoniste flûtiste Doug Garb. Plusieurs invités viennent croiser le fer : le multi instrumentiste producteur Ivan Klisanin (ex-Chubby CARRIER, Feufollet, Henry Gray), le fiddler Matthew Doucet (LOST BAYOU RAMBLERS), sans oublier son rejeton Edwin à la basse et sa femme Chantelle dans un rôle de choriste.

Le répertoire propose de fulgurants two-step à l’instar de "Funny Things Change", une histoire sur le temps qui passe et les changements que traverse notre quotidien. Terriblement entraînant avec une touche de nostalgie, ce premier titre lance le disque sur de bons rails. Sur "Sad But True", l’accordéon et la rythmique favorisent une ambiance festive posée sur un tempo entre two-step et line dance. Autre two-step à l’ancienne avec l’imparable "Mr. Bernard", un échange entre Horace et son frotteur pour une demande en mariage: Hey, Mr.Bernard- Hey ! - Mais quoi c’est tu veux? -Jamerais marrier votre tite fille- Oh mais la je connais pas !, le mot de la fin revenant au frotteur qui accepte d’aider l'improbable gendre.

L’accordéoniste est aussi à l’aise sur des pièces plus rurales et plus roots comme en témoigne "La Reunion", un two-step old time virevoltant joué sur un petit triple rang. A l’instar de certains grands maîtres d’antan, Horace chante dans un mélange de cajun et de vieux français : Allons vous autres- Yeah– J’étais là pour te joindre mais quand j’arrivais t’étais pas là – tu connais j’étais surpris tandis que l’accordéon n’arrête pas de relancer la machine et que frottoir et triangle maintiennent un tempo d’enfer. "Ossun Get Down" est un two-step à l’ancienne avec un biniou tirant sur la sonorité d’un guide chant, une belle invitation au voyage dont Ossun (fief d’Horan) semble être le centre du monde.

Certains titres proposent de savoureux mélanges. "It’s Alll Right" diffuse une mixture de Pop et de Soul New Orleans, le saxophone nous colle une ambiance dansante venant en contrepoint de l’accordéon. "Keep Walking" qui donne son titre à l’album oscille entre Zydeco et Reggae, un doux réquisitoire contre les inégalités et la jalousie humaine. Des chœurs d’enfants viennent mettre une pierre à l’édifice en fin de morceau, procédé destiné à s’interroger sur la folie des hommes. Un morceau qui pourra rappeler par moments l’univers des australiens de MEN AT WORK. Autre titre impliquant des nuances Reggae, "Guilty Till Proven Innocent" se veut une attaque à propos de l’intransigeance de certains hauts décisionnaires et de la remise en cause de la présomption d’innocence, de plus en plus bafouée aux States. Les passes d’accordéons et les riffs de grattes répétitifs impulsent encore une ambiance exotique à "When Love Takes Over", un two-step dans lequel Horace nous révèle son manque de confiance et ses doutes sur l’amour. D’infimes fragrances Psyché via une flûte qui refuse de s’en laisser compter et de Reggae sont encore présentes sur l’excellent "Same Knife Cut The Sheep Cut The Goat", un two-step vitaminé entrecoupé à plusieurs reprises de paroles en français : Meme couteau coupe mouton coupe cabris. Quoi ti vas faire quand le couteau est à ton cou.


Comme tout album de Zydeco qui se respecte, Trahan nous invite à nous lever de nos chaises avec "The Whole World’s Waltz", une valse lente parfumée de mélancolie. Autre valse lente et old time avec "Merci Et Bonsoir" interprétée pour moitié en français et en anglais pour la seconde partie. Une invitation à la fête. Horace TRAHAN sait aussi moderniser son répertoire comme en atteste "H D T V", un long mélange de Zydeco et de Rap bluesy au rythme imparable. Si l’accordéon est toujours présent, c’est l’harmonica de Doug Garb qui maintient une cadence aussi répétitive qu’efficace, tandis que Daniel Sanda délivre en fin de morceau un bref passage de guitare fuzz complètement barré. A moins d’être sourd ou cul-de-jatte, difficile de ne pas se laisser gagner par le rythme. "King Of Sand" marque une rupture avec l’ensemble : cette fois, et malgré l’accordéon, on est plongé dans une sorte de transe Pop à mi-chemin de TEARS FOR FEARS et des CHRISTIANS, une mélodie qui débouche sur un plein de zenitude, rien d’anormal puisque Horace aborde ici l’épineux sujet de la foi.

TRAHAN n’oublie pas de nous glisser un super Zydeco Blues, comme savait si bien le faire Clifton CHENIER. "You’ll Never Make It If You Never Try" chanté en old french sur la première partie nous renvoie au Blues de la Crescent City. Un long morceau de plus de 5 minutes qui passe comme une lettre à la poste. Enfin en bonus, Horace TRAHAN nous offre un véritable feu d’artifice avec "High School Breakdown", une combinaison de two-step débridé et de Zydeco Ride, captée en Live lors d’une jam, dans laquelle on pourra apprécier (ou pas ?) la complicité entre l’accordéoniste et son frotteur de beau-père, les doubles kicks à la grosse caisse de Paul Edwards et la dualité entre Rodney Bernard et John 'The Sheriff' Best, deux frotteurs qui se tirent une bourre incroyable.

Personnage hautement sympathique et virtuose de l’accordéon (triple rang et diatonique), Horan TRAHAN livre ici un album de Zydeco moderne et novateur. Le répertoire reste respectueux des traditions et des codes, tout en ouvrant des brèches vers une musique plus contemporaine. Si certains titres propagent une tristesse latente, la majorité de l’album se révèle aussi rythmée que festive. Entièrement auto-produit, ce CD bénéficie aussi d’une production sans surenchère. Les amateurs de vieux français se délecteront de certaines paroles. Si ce disque peut se classer dans le tiroir de la musique traditionnelle ou folklorique, il sera rangé dans l’armoire du Blues, à l’image des disques de Zydeco.


*Le grand-père et le paternel d’Horace s’appellent Helaire (Elair en cajun)
**Le violoniste Dennis McGee a enregistré avec l’accordéoniste créole Amedé Ardoin dès 1929.