Curieux personnage que Don Vliet qui malgré un manque de succès commercial aura marqué d’une pierre blanche le Rock et le Blues cuits aux sauces Psyché et Expérimentale. Originaire de Glendale, à deux jets de pierre de Los Angeles, Don Glen Vliet voit le jour en 1941. Enfant prodigue, il se fait remarquer dès ses trois ans pour ses dons hors du commun en peinture et sculpture, deux registres dans lesquels se détache son domaine de prédilection : les animaux.
Il a treize ans quand sa famille quitte le béton de Glendale pour s’installer à Lancaster, en plein désert Mojave. En dehors des toiles et des bustes, notre artiste s’intéresse aussi au Delta Blues et au Jazz. C’est dans cet environnement qu’il fréquente Jerry Hendley, Alexis Snouffer, deux membres des Omens, et Frank ZAPPA, batteur des Blackouts.
Notre sculpteur prodige devient Don Van Vliet, un ajout à consonance hollandaise sensé lui apporter une plus grande notoriété pour ses toiles. En 1965, il est invité par Snouffer, devenu entre temps Alex St Clair, à chanter au sein du MAGIC BAND, groupe au sein duquel il devient chanteur et harmoniciste. C’est à ce moment que notre Don prend le sobriquet de CAPTAIN BEEFHEART.

En 1966, CAPTAIN BEEFHEART And HIS MAGIC BAND met en boite ses deux premiers singles pour A & M, label fondé par Herb Alpert et Jerry Moss (d’où les initiales). Si "Diddy Wah Diddy", une reprise de Willie DIXON et Bo DIDDLEY, reçoit quelques éloges polis, les trois autres titres passent totalement inaperçus. Dans la foulée, la formation qui subit déjà des changements de personnel enregistre plusieurs démos destinées à leur premier disque. Interloqué par le contenu, A &M Records refuse d’éditer le disque et préfère mettre fin au contrat d’un groupe devenu source à problèmes et entièrement passé sous la coupe du Captain, personnage à la haute personnalité.
Les démos atterrissent dans les bureaux de Kama Sutra Records, et Leonard Grant, un ancien d’A & M, décide de prendre Van Vliet et le Magic Band sous contrat. C’est ainsi que "Safe As Milk" voit le jour, enregistré au printemps 67 au Sunset Sound Studios et peaufiné à Hollywood dans les studios de la RCA est publié par Buddah Records, filiale de Kama Sutra, un processus qui permet d’échapper à la main mise de la MGM, alors distributeur de la maison mère.

D’entrée de jeu, on est frappé par la forte tendance Blues émanant de "Sure 'Nuff 'N Yes I Do", dont la mélodie demeure inspirée à la fois par « Down In The Bottom » de Willie Dixon popularisé par Howlin’ WOLF et "Rollin’ And Tumblin’" d’Hambone Willie Newbern. Portée par une voix capable d’évoluer sur de cinq octaves, et la slide dantesque d’un tout jeune guitariste de vingt ans en la personne de Ry COODER, en remplacement de Doug Moon, celui ci ne supportant plus le caractère du Captain. L’écrivain poète Herb Bermann*, alors totalement inconnu à l’époque, collabore à ce Blues dans un rôle de parolier ainsi qu’à sept autres morceaux. Les cinéphiles reconnaitront peut-être le titre, ce dernier figurant via Ralph Stanley dans la bande originale "Des Hommes sans loi" avec Tom Hardi et Guy Pearce dans le rôle d’un flic déjanté. Si la structure s’apparente à un pur 12 mesures, on pourra aussi se laisser bercer sur les paroles surréalistes: "Well I was born in the desert came on up from New Orleans - I got a brand new Cadillac I got a Ferrari too - Sure 'nuff baby sure 'nuff 'n yes I do". Avec son intro d’harmonica en mode Garage, "Plastic Factory" reste annonciateur d’un environnement perturbé par le biais de cheminées phosphoreuses et un mal être persistant. Une critique avant l’heure et peut-être visionnaire de ce qu’on appelle aujourd’hui le réchauffement climatique, musicalement proche d’un Blues patiné de Country Garage. Avec des percussions à cheval entre exotisme et expérimental, "Where There's Woman" se situe aux confins du Blues Psyché ; le chant encore une fois s’avère complètement névrosé.

Difficilement classable, l’album se muscle avec "Zig Zag Wanderer", un excellent Rock bourré de vitamines, porté par des riffs de gratte efficaces. Appel à la liberté, ce titre sera repris avec ferveur par les Irlandais de That Petrol Emotion, groupe des frangins O’ Neill et chez nous autres par Native, duo des sœurs Mayne. Plusieurs pistes restent difficilement étiquetables : "Call On Me" tient autant de la Pop, de la Beat que du Garage expérimental, avec un timbre complètement barré. L’étrange "Dropout Boogie" se situe entre Doo Wop et du Garage, un titre entre ZAPPA et DEVO. Le Captain temporise ses ardeurs avec le sentimental "I’m Glad", son chant habité venant en contrepoint de la stratocaster de Cooder et de chœurs qu’on croirait sortis tout droit d’une guimauve Motown. Après une brève intro parlée de style annonce radiophonique et d’improbables bruitages, "Yellow Brick Road" s’inscrit entre Folk Rock et Pop Bubble-gum. A contrario, avec ses paroles déjantées "Abba Zaba" s’annonce comme un Rock Psyché tendance tribale entrecoupé d’un solo de basse Jazzy. Le titre le plus cintré demeure incontestablement "Electricity". Interprété avec l’apport d’un thérémine, l’un des premiers instruments électroniques, le titre s’oriente vers un immense délire, Don Vliet qu’on a parfois cru sous l’emprise de LSD, se démarque encore avec un chant de plus en plus azimuté voire complètement psychotique. Cette frénésie fera l’objet d’une cover par SONIC YOUTH. On retrouve le thérémine de Samuel Hoffman sur "Autumn's Child", titre qui ferme l’album sur une énième touche déjantée et un chant toujours aussi barré.
Unique reprise du disque, "Grown So Ugly" provient du répertoire du bluesman louisianais Robert Pete Williams, longtemps client d’Angola, le pénitencier d’état de Louisiane. Le texte fait référence à sa peine d’emprisonnement, à sa libération et à son retour dans la maison familiale où sa femme ne le reconnait pas. Si le texte n’engage pas à la gaité, le chant regorge d’une colère que Captain Beefheart a bien du mal à contenir. Le titre sera repris par les BLACK KEYS.

Ce premier jet de Captain Beefheart s’avère aussi puissant que parfois dérangeant avec un chant complètement barré parfois à la limite de la tragédie et de l’internement. Les changements de rythmes soudains, les textes proches du courant dadaïste ne permettront jamais au disque de remporter le succès qu’il était en droit d’attendre de par son innovation expérimentale et une orientation résolument avant-gardiste. Certainement l’album du Captain le plus proche du Blues, registre oscillant ici en plein Psychédélisme. Lassé par les facéties du Captain, Ry Cooder, comme tant d’autres, ne tardera pas à prendre ses cliques et ses claques. Enfin pour les amateurs d’anecdotes, Safe As Milk fait référence au DDT un insecticide inodore qui aurait contaminé le lait maternel de nombreuses californiennes. Les délires égomaniaques de Don Van Vliet et un chant parfois à la limite du supportable empêchent aujourd’hui ce disque classé culte par de nombreux adeptes d’accéder à la moyenne.

*On n’a longtemps cru qu’Herb Bermann était un pseudo du Captain. Originaire de Lancaster, Bermann existe en chair et en os, ami de l’acteur Dean Stockwell, il écrira plus tard des textes pour Neil YOUNG.