Après quinze ans à écouter des heures de musiques par jour on tend mécaniquement vers un certain éclectisme. Nos goûts s’affinent, on se fait plus exigeants, plus sévères aussi tout en appréciant s’ériger un panthéon réunissant les œuvres qui nous ont le plus marquées. Celles-là sont soigneusement choisies parmi l’élite pour être la vitrine de notre âme, par conséquent toutes les époques de notre vie doivent être représentées. Et c’est dans ces choix parfois cornéliens que ressortent les inclinaisons des uns et des autres pour certaines saveurs musicales. D’aucun ne jurent que par la brutalité cosmique d’un IMMORTAL, là où autres ne prendront réellement leur pied que sur les tubes nostalgiques des RED HOT CHILI PEPPERS. Et parfois ce sont les tirades complexes de Miles DAVIS qui semblent écrites pour vous. Nos différences ne sauraient cependant nous extirper d’une grande bannière fédératrice : car finalement, on aime tous les belles mélodies non ?

Blue Rev m’a fait le même électrochoc que Twin Cinema (The New Pornographers) en 2018 (que je vous conseille mille fois). Un rappel à l’ordre venu d’ailleurs, un retour aux sources forcé. Parfois alors que je tente l’exploration plus ou moins vaine du bebop ou du brutal death, je me force presque à oublier que ce que j’aime le plus dans la musique, c’est qu’elle me permet de m’évader de mon quotidien quand il va mal, ou de le sublimer quand il va bien. Je n’aime rien d’autre plus que de me passer des chansons toutes simples et toutes belles dans les oreilles, à sourire bêtement et à penser que la vie – cette sale race – c’est quand même super chouette parfois.

Pour ça des milliers de candidats existent et chacun pourra vanter ses perles personnelles. Dans ce registre j’ai plusieurs cordes à mon arc, mais ce AAVVAYS je l’ai attendu, vraiment attendu… Cinq ans pour trouver un successeur à Antisocialites c’est bien long. Le covid a joué bien sûr, des départs côté line-up, ainsi que quelques mésaventures telles une inondation fatale pour le matériel d’enregistrement, ou une sombre histoire de disparition de démos à l’occasion d’un cambriolage chez Molly Rankin. Déplorable, mais de toute façon c’était forcément moins bien que ce qui nous a été présenté en cet automne 2022.

Car Blue Rev est une collection de chansons toutes plus merveilleuses les unes que les autres. AlVVAYS a toujours été bon, l’éponyme et Antisocialites sont de petites pépites d’indie pop vouées à marquer leur temps. Ce troisième opus enfonce le clou en montrant le visage de la maturité. La production de Shawn Everett est d’ailleurs fabuleuse, plus ample et dense, sonnant surement moins "Twee Pop" que sur les précédents, ce qui conforte cette idée de passage à l’âge adulte, tout comme le chant moins insouciant de Molly. C’est un ALVVAYS "Larger Than Himself" qui nous offre l’opus de sa consécration artistique.

"Pharmacist" est un premier coup de maître, n’hésitant pas à sortir une artillerie noisy qui va si bien au quintette. Des éléments shoegaze ont été incorporé dans la musique du groupe, mais ne font pas prétentieux et restent au service de la musique. L’excellent "After The Earthquake" n’est pas sans évoquer the SMITHS, tout comme "Pressed". Difficile de résister au rutilant "Easy On Your Own ?", tant il nous plonge sans ménagement dans un océan de spleen contemporain. La basse virevolte intelligemment dans "Bored In Bristol", doit-on danser ou rêvasser ? Danser en rêvassant ?

La voix d’ange de Molly m’impressionne sur le superbe "Lottery Noises", me prend à la gorge avec "Tile By Tile" - je ne les pensais pas capable d’écrire une si jolie chose, j’en suis tout retourné – et me réjouis le temps d’un "Velveteen" rétro et jubilatoire. Et nous n’avons pas encore abordé le cas de "Belinda Says". A-t-on souvent atteint dans l’histoire un tel niveau de perfection dans la pop ? Ça se compte sur les doigts de la main, assurément. Les thèmes abordés évoquent le désenchantement (rupture, difficultés sociales, la stagnation de la vie et la peur du changement) de ce que j’imagine être le plongeon dans la vie d’adulte, lequel est fort bien représenté par cette musique absolument vertigineuse d'émotions brutes. A mon sens, Blue Rev incarne très bien cette mélancolie romantique qui nous parle tant, il me donne d’ailleurs régulièrement envie de serrer dans mes bras de parfaits inconnus dans le métro.

Et donc depuis quelques mois j’écoute ALVVAYS et je kiffe, puis j’écoute BLUT AUS NORD et que je kiffe aussi même si différemment, puis j’enchaine sur des Converge et Can épuisants avant de revenir à mon petit ALVVAYS et de toujours kiffer autant. Alors peut-être que je m’emballe, que ce disque restera somme toute mineur aussi plébiscité soit-il. C’est vrai qu’il n’invente rien mais il confirme de manière audacieuse et talentueuse la trajectoire d’un groupe formidable qui n’a pas son pareil pour émerveiller d’auditeur. En ce qui me concerne je pense avoir trouvé mon Rubber Soul des années 2000.