L’année 88 nous rappelle d’heureux souvenirs : chez nous, Guesch Patti s’empare des radios avec "Etienne", les plus jeunes se démènent sur "Bioman" de Bernard Minet, et (ne voyez là aucune ironie) Bezu prouve avec "La Queuleuleu" que son texte n’est pas plus benêt que certaines chansons de Glen Medeiros, Florent Pagny, Raft et consorts *.
En fait, ailleurs aussi, les radios du monde entier se complaisent à repasser de bonnes grosses daubes (Milli Vanilli, Sandra *). Dans ce magma nébuleux de médiocrités, certains artistes vont lancer quelques pavés dans la marre avec des œuvres qui font fi des étiquettes et des modes, se démarquant de la production. Suzanne VEGA, Tracy CHAPMAN, Black en sont de parfaits exemples. Tanita TIKARAM se situe dans cette veine avec un premier disque de Folk Pop plein de fraîcheur.

Originaire de Rhénanie où elle voit le jour en 1969, les ascendances indo-fidjiennes et malaises de la chanteuse conjuguées à un certain déracinement ne sont pas étrangères à son répertoire, d’autant plus que sa famille quitte le territoire teuton (son père est militaire) pour l’Angleterre alors qu’elle sort à peine de l’enfance. Tanita fait ses gammes dans l’obscur circuit du Folk anglais et parvient à décrocher un paquet de dates dans les clubs et pubs, écumant ainsi un territoire fécond entre Londres, le Surrey, le Sussex et le Kent. C’est là qu’elle est remarquée par un dénicheur de la WEA Records (filiale de la Warner) qui la confie au producteur Rod Argent (ex-claviériste des ZOMBIES, Argent, The WHO) et Peter Van Hooke (ancien batteur de Ian DURY, Van MORRISON, Chris De Burgh). Les deux musiciens ont assez de bouteille pour optimiser le répertoire totalement personnel d’une auteure de tout juste 19 ans.
Producteur et musicien réputé dans le monde du Rock, Argent profite de ses nombreux réseaux pour concocter une solide équipe d’accompagnateurs. C’est ainsi qu’on retrouve les guitaristes Marc Ribot (ex-Tom WAITS, The LOUNGE LIZARDS), Mitch Dalton (Billy OCEAN, Van MORRISON) et Clem Clempson (Colosseum, Humble Pie), le trompettiste Mark Isham (Van MORRISON, AMERICA), le percussionniste Martin Ditcham (Chris REA, SADE), la violoniste Helen O’Hara (Dexys Midnight Runners) et le violoncelliste Keith Harvey (ex-Paul McCartney). En regardant de plus près, presque tous les accompagnateurs se sont croisés autour de Van MORRISON, et Chas JANKEL.

"Good Tradition" qui ouvre l'album est un excellent mid-tempo aux embruns irlando-écossais. L’assemblage de violons et de violoncelles réhaussés par des cuivres annonciateurs d’un entourage familial sécuritaire voltige avec légèreté. La chanteuse dévoile des thématiques qu’on retrouve tout au long de l’album, les regrets d’un temps révolu où tout semblait plus sûr et tranquille : "You still feel safe inside".
Alors qu’actuellement nos médias ne cessent de pérorer sur la reconstruction de Notre-Dame, Tanita nous dévoile une tranche de vie avec "Cathedral Song", une ballade aux relents mélancoliques portée par la guitare de Mitch Dalton alors qu’en arrière-plan, les claviers engendrent une atmosphère mi-crépusculaire mi-solennelle, à l’image d’un orgue d’église. Un titre intemporel.
Troisième fleuron de l’album avec "Twist In My Sobriety", une ballade sombre mais à la mélodie ensorcelante qui gravit la 6ème marche de notre hit-parade. Si les paroles peuvent parfois paraîtres floues et peu compréhensibles, la chanteuse évoque son incompréhension du monde qui l’entoure. Lors d’une interview postérieure, la chanteuse déclarait s’être servi d’un titre d’un livre de l’essayiste écrivaine Maya Angelou en guise de premier couplet. La bonne trouvaille réside avec l’apport de Malcolm Messiter, un hautboïste de musique classique qui s’était fait connaître en secondant Mike OLDFIED dans Tubular Bells. Si le titre a fait l’objet de nombreuses reprises dédiées au Disco et à la Dance (curieuse transposition), il sera incroyablement massacré par Liza MINNELLI, la chanson perdant toute son âme.

Les ballades fleurissent allégrement l’album ; si certaines se complaisent dans des textes parfois obscurs avec grand renfort de métaphores, l’entourage familial et l’amour viennent souvent en filigranes à l’image de "Sighing Innocents". On retrouve cette incertitude de sentiment sur "I Love You", doux Folk qui pourrait servir de chaînon entre Tracy CHAPMAN et Joni MITCHELL. Avec son intro de piano et son enrobage de violons et de violoncelle, "Valentine Heart" pourrait s’inscrire dans un album de Kate BUSH ; si le texte a parfois des allures de grosse déprime, l’Anglaise parvient avec son timbre sombre et peu enthousiaste à captiver notre cerveau.

Les jeux de claviers au léger parfum Reggae et les percussions distillent une touche plus festive sur "World Outside Your Window", mais comme souvent, les paroles parviennent à assouvir un sentiment de méfiance, comme si l’auteure jouait avec le froid et le chaud. Changement de tonalité avec l’étrange "For All These Years", sorte de cold wave désenchantée dans laquelle la trompette de Noel Langley amène des éclaircies sur un fond sombre. Encore une inclinaison au doute et à défiance.
Si le texte navigue toujours entre deux eaux, plongeant l’auditeur entre scepticisme et suspicion, "Poor Cow", titre le plus court de l’album, se révèle également parmi les plus gais. Tanita nous conte l’un de ses anniversaires alors qu’elle était encore au lycée.
"He Likes The Sun", une pièce pleine de torpeur entre Blues et Americana dont le jeu de guitare évoque l’univers de Lucinda WILLIAMS, déploie encore au niveau des textes un sentiment d’incertitude, comme si l’amour entre deux personnes voguait invariablement à contre-courant. Tanita nous réserve une petite surprise au 2/3 du morceau, une surprenante fulgurance de tempo d’une trentaine de secondes vient nous sortir de notre douce langueur dans laquelle la gratte de Ribot nous avait plongés. Trente petites secondes à la Chrissie Hynde. Titre de fermeture, "Pressed Upon" avec ses volutes de cordes et une caisse claire métronomique s’inscrit clairement dans le registre de la ballade mélancolique et rêveuse, mais la force de Tanita TIKARAMikaram est de pouvoir nous immiscer dans un tourbillon de sensations contraires, passant ainsi du froid au chaud.

Agée de tout juste 19 ans, Tanita TIKARAM nous délivre avec Ancient Heart un album gorgé de paradoxes. Privilégiant les tempos lents et des textes à la limite du déprimant, la chanteuse s’appuie sur un répertoire Pop Folk dans lequel la fraîcheur vient contraster la noirceur de certaines paroles. La qualité de l’accompagnement et une production sans surenchère, parfois presque austère, tranchant avec les pratiques de son époque restent des atouts de première main. Cette galette est accessoirement agrémentée de trois hits en puissance. Plus de trois décennies après sa sortie, le disque n’a pas pris une ride. L’une des meilleures pioches Pop Folk de la fin des années 80.


*Ce sont les premiers noms qui me sont venus à l’esprit.