J’ai longtemps contemplé cette jaquette alors que la lumière se raréfiait peu à peu autour de moi.

Le jour tombait et la nuit s’avançait lentement ; pourtant je ne pouvais quitter des yeux ce fragile carré taillé dans le carton et abreuvé par force couleurs criardes, à la limite du pompier, voire du grotesque, au sens primal qu’il peut revêtir, celui ornant un disque envoyé par les FALL. Attendais-je, interdit, qu’un halo aveuglant en trois dimensions ne se matérialise, peut-être ce cratère lunaire dorsal qui traverserait l’objet de part en part et se lèverait, à l’image d’une des scènes les plus terrifiantes filmées par David Cronenberg pour l’incroyable Videodrome ? Ou étais-je hypnotisé par ces nuées d’yeux – ou plus exactement œils au singulier – inquisiteurs disponibles au-dessus des sinusoïdes montagneuses et surplombant ce qu’on pourrait identifier comme des poils, vaguement capillaires ? A l’intérieur du livret, les éminences poursuivent leur avancée multicolore, toujours armées de portes oculaires. Ça vire à l’idée fixe.

Ces visuels abstraits indiquent immédiatement à quel type d’objet on a affaire, bien qu’ils aient eu le temps d’acquérir nuances supplémentaires depuis A Moon Shaped Fool. Dès cet instant, RADIOHEAD n’a pas réellement cessé d’exister, mais semble en coma relatif, dont il sortit momentanément pour proposer la réédition anniversaire du légendaire OK Computer. Il fut ensuite consacré par le Rock and Rock Hall of Fame en 2019, cérémonie globalement boycottée par le groupe à laquelle assistèrent seulement le guitariste Ed O’BRIEN et le batteur Phil SELWAY, peut-être un sourire un poil crispé au coin des lèvres.

The SMILE contient en son sein deux membres échappés de la machine RADIOHEAD, sans doute les plus connus du public averti : le guitariste Jonny Greenwood et l’inimitable chanteur Thom Yorke. Il constitue un des nombreux projets ayant fleuri pendant les périodes confinatoires et covidées, on peut au moins reconnaître ce bienfait artistique à ces instants tumultueux, bien que le prix à payer ait été et semble encore élevé. Toujours voir le verre à moitié plein, c’est évidemment bien plus simple à réaliser une fois cette période morte et enterrée. Du moins peut-on l’espérer !

Complétée par le batteur Tom Skinner, la formation avait sorti en 2022 A Light for Attracting Attention qui avait attiré sur lui un certain nombre de projecteurs élogieux – et pour cause ! Un an plus tard, le trio annonçait la suite de ses aventures musicales en proposant le single longue-durée "Bending Hectic".

La chanson trace dans son sillage un aspect cinématographique indéniable via un motif latin de guitare bientôt rejoint par de superbes arrangements orchestraux dus au London Contemporary Orchestra. Une majesté cryptique aux paroles pour une fois explicites, contant un accident de voiture au cœur des montagnes italiennes, soumis à une crispation le traversant soudain, comme un virage raté sur ces routes dangereuses. Enregistrée à Abbey Road, cette montée invoque immanquablement le fantôme du mythique "A Day in the Life" clôturant Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band gravé par les BEATLES avant d’exploser dans un inattendu final hard-rock toutefois pas si surprenant au vu des velléités belliqueuses auparavant exprimées via un "Read the Room" s’invitant pratiquement sur les terres de SONIC YOUTH ou le syncopé "Under Our Pillows" exposant un riff très math.

D’apparence plus conventionnel, "Friend of a Friend" présente malgré tout le même type de propos schizophrénique – tension latente jusqu’à la non-explosion – et conforte l’impression générale de structures complexes, mélangeant électronique et instrumentations plus classiques au service de compositions enveloppantes aux durées amples. Yorke sort de sa zone de confort, élargissant sa palette via des descentes dans les graves atypiques, bien qu’il demeure toujours ce chanteur névrosé comme sur le titre éponyme, suite logique des aventures Kid A et In Rainbows, où sa voix pourrait céder à tout moment mais décidément se maintient sur une bossa nova glacée au motif simple auquel se greffe un synthé effrayant. Tout aussi fantomatique, "Teleharmonic" poursuit la culture d’un mystérieux jardin secret à retrouver plus à l’est via une magnifique pièce entre raga, drone et ambient agrémentée d'avec force flûte et vents.

"You Know Me !" interpelle Yorke lors du final où un ciel pur finit par s’obscurcir peu à peu jusqu’à l’étouffée. Évidemment, nous te connaissons, Thom, et c’est pour cela que nous suivons tes pas, quand bien même ceux-ci mèneraient à des contrées dangereusement inexplorées.