Garry TALLENT, le bassiste inébranlable du légendaire E STREET BAND, est aussi celui qui a le plus attendu avant de publier quelque chose sous son nom. Compagnon de Bruce SPRINGSTEEN dès les premières heures, il est le troisième arrivé dans la bande après Steve Van Zandt/LITTLE STEVEN et Danny Federici, quatrième si l'on compte Vini Lopez, pilier de base et ami du lycée à qui il doit sa place mais qui est parti avant 75. Pour beaucoup, il est la force tranquille, qu'on entend plus qu'on ne voit ; ce qui est un peu oublier combien il était présent visuellement durant certains shows des années 70, plus souriant que quiconque et aussi impliqué dans la camaraderie que LITTLE STEVEN, auprès duquel il faisait souvent des choeurs. Tout comme les excès, sa barbe fournie et ses cheveux longs sont ensuite partis, rarement revenus ; toujours mieux que le tuba employé sur "Wild Billy's Circus Story" en 1973 puis plus jamais. Et, sur scène, il est effectivement devenu cette force tranquille, jouant ce qu'il faut, réagissant au moindre geste du Boss quand ce n'est pas l'inverse. On pense notamment à ce fameux concert du Tunnel of Love Express Tour en 1988 quand, l'ayant entendu jouer quatre notes caractéristiques à la basse dans un silence entre deux morceaux, le Boss jamais en manque de surprise et pas que pour son public a demandé à tout le groupe de balancer un "Boom Boom" de John Lee HOOKER absolument pas prévu au programme.

S'il est resté fidèle et très impliqué dans la vie musicale du E STREET BAND, on lui a souvent demandé ce qu'il fait de son temps libre, ce cher Garry Wayne TALLENT, que Bruce a pu parfois présenter comme 'la terreur du Tennessee'. Ce qui peut porter à confusion, dit ainsi, car bien que né à Détroit, dans le Michigan, le bassiste est originaire du New Jersey comme la plupart des autres membres, de SPRINGSTEEN lui-même, et de la côte comme lui ou presque puisqu'il a grandi à Neptune, pas très loin de Long Branch et Asbury Park, lieux clés de la vie du Boss. Ayant collaboré avec d'autres artistes dont - ce n'est pas une blague - Julien CLERC (le live Amours Secrètes, Passion Publique en 1990 co-produit par un certain Phil RAMONE révèle la présence de TALLENT dans son groupe), le bassiste ne déménage à Nashville, le temple de la country, que dans les années 90. Là, son propre studio MoonDog lui ouvre diverses opportunités de production, et il compose un peu lui-même aux alentours de 1995, un morceau, "If Love Would Change Your Mind" qui reste longtemps dans les tiroirs. Très longtemps, puisque c'est en 2016 que TALLENT répond d'une manière beaucoup plus importante avec son premier album solo. Break Time, 'temps libre'.

Lui qui a été nourri de Stax/Motown et de Paul McCARTNEY en tant que bassiste lors de son accession au succès voilà plus de quarante ans, TALLENT a progressivement voulu remonter aux origines du rock'n'roll, d'où entre autres son déménagement à Guitar Town. C'est cela qu'il propose : un disque fait entre amis, révélant son attrait pour les 'early'/début 1950's dans les grands espaces américains, et qu'il décide de chanter lui-même. Cette bonne énergie, TALLENT décide de la compléter lui-même par une douzaine de titres qu'il a composés (les paroles venant de collègues comme Ray Dahrouge, sommité d'Asbury Park en la matière), nous montrant ses capacités vocales, pas grandes certes, mais identitaires. Difficile de s'attendre pendant autant d'années et jusque-là à ce que son timbre puisse autant flirter avec le registre des crooners et avec un grain aussi rauque ! Pour mieux marquer le coup, suivant l'ensemble de son bagage musical, il co-produit Break Time avec l'un des musiciens du groupe Eddie Angel du groupe rock instrumental LOS STRAITJACKETS. Le plus drôle toutefois c'est... qu'il n'y joue pas une note de basse !

Préférant s'accompagner à la guitare, Garry TALLENT s'improvise donc chanteur en priorité, et plutôt solide pour ce type de musique qui verse dans le pub-rock, le cajun et la country. D'un côté, la rugosité vaguement tango d'un "Tell 'em I'm Broke", seul titre à comporter la marque de Jim Hoke aux saxophones (de caractère aussi, mais toujours plus doux que feu Clarence 'Big Man' Clemons) ; de l'autre, "Bayou Love", très frais et communicatif avec la participation du spécialiste Doug KERSHAW, violoniste louisianais. Il y a aussi, pour épauler, Fats Kaplin (Jack WHITE, BECK) aux mandoline, accordéon. D'autre part, on a donc "If Love Would Change Your Mind", écrite au départ en hommage à Otis REDDING mais qui prend des atours western crépusculaire du plus bel effet, guitare miaulante à l'appui (Ed Angel fait un boulot formidable tout le long du disque à cet effet). Et c'est sans compter sur "Promise to My Heart", ballade sensuelle qui n'est pas la meilleure (un peu trop 'boîteuse' au final), mais qui introduit tout de même une icône rock à (grand-)papa : Duane EDDY en personne, ami de TALLENT, tandis que Hoke complète avec de l'orgue Farfisa.

Le reste du temps, Jack Irwin et Kevin McKendree tiennent monsieur piano avec vigueur (le boogie "Say It Out Loud", le festif "Why Do You Do Me Like That?"). TALLENT s'offre/nous offre d'autres plaisirs comme d'inviter sur "Today's the Day" aux choeurs doo-wop, les frères Alan et Brent Stoker, fils de Gordon Stoker qui a été membre du groupe vocal The JORDANAIRES, si prisé par Elvis PRESLEY. Quant au suppléant du bassiste du E STREET BAND, c'est un contrebassiste, à savoir David Roe, connu surtout pour avoir accompagné Johnny CASH durant sa dernière quinzaine d'années. Et puis, de façon plus personnelle encore pour TALLENT, sur la mélodie solaire de l'introductif "Ooh La La", très dragueur dans ses paroles (dont certaines en français, un beau retour depuis l'époque avec Julien CLERC tenez !), il a le concours en seconde voix, et claire elle, du gentil Nils Lofgren, son partenaire auprès du Boss.

Comme ce dernier, à 67 ans, Garry semble toujours jeune. Si sa musique s'éloigne du rock plus 'dur' qu'on lui a connu, il faut reconnaître l'instinct et la passion joliment restitués dans ce Break Time, que cette musique-là à nourri Bruce himself (la seule chose lui ayant manqué, c'est une reconnaissance de la part du King susmentionné, son modèle parti trop tôt). Le disque n'est pas miraculeux, mais la plupart des chansons s'écoute fort bien. La voix de TALLENT constitue une surprise sympathique. Les guitares roulantes et trémolo ajoutent un goût fort omniprésent, tandis que Jimmy Lester s'adapte bien aux humeurs diverses à la batterie.
Parmi les autres réussites, citons "Charlene" et son cajun lui aussi félin dans sa galanterie mêlé de rythme à la Bo DIDDLEY, "Ants in Her Pants" et son blues espiègle tout aussi bien senti avec guitares 'twang' qui se complètent; enfin "Stay Away" et sa structure particulière en rockabilly enlevé qui ralentit systématiquement, illuminée par la seule présence féminine du disque (ou presque puisque Olivia Tallent, 'fille de', signe les photos), à savoir la fleur nashvillaise Kristi Rose, épouse de Fats Kaplin. À découvrir !

Note réelle : 3,5