En 2022 on avait pu apprécier le très bon album éponyme du groupe américain CRIME OF PASSING mais aussi celui de THE SERFS avec son album Primal Matter. Si j’associe ces deux formations originaires de Cincinnati (Ohio) c’est tout simplement parce qu’elles sont connexes, partageant l’essentiel de leur personnel, c’est-à-dire Dylan McCartney, Dakota Carlyle et Andie Luman, cette dernière s’attelant parfois au chant.

La formation US se présente comme "une formation délibérément nébuleuse et accessoirement industrielle d’hymnes de piste de danse - des troubadours perturbés et en trance dont l’idéologie sonore et musicale semble être une manifestation causale de leurs environnements immédiats." Si je ne connais pas personnellement l’environnement des causes possibles à Cincinnati, il semble bien que The Serfs soit l’un des puissants moteurs undergrounds du vivier musical de cette métropole ouvrière de plus de deux millions d’habitants, voire même le plus visible, car la scène musicale, de l’aveu même du groupe, y est malheureusement trop étroite et pas assez visible.

Crime Of Passing était de la belle ouvrage fleurant bon le post-punk et la coldwave de la fin des seventies et du début des eighties, quand les sons étaient encore bruts et crus, toutefois la formation a encore mieux digéré ses diverses influences sur ce nouvel et troisième opus, Half Eaten By Dogs (trad : "A moitié dévoré par des chiens", l’explication étant que le groupe nous propose de regarder les choses comme si elles étaient à moitié dévorées par une meute de chiens).

Mais ici, il est bien plus délicat de discerner tel ou tel groupe en arrière-plan et on peut dire, sans hésiter, que la formation de Cincinnati propose désormais une musique qui lui est clairement propre, allant au-delà d’une scène trop labellisée ou d’un genre trop identifié. Bien entendu on pense quand même toujours à des groupes comme CABARET VOLTAIRE, CHROME, JOY DIVISION ou THROBBING GRISTLE ; et tout ceci reste encore proche du DIY ce qui renforce également cette sensation de retour aux débuts des eighties, quand les groupes expérimentaient et bidouillaient sur du matos analogique et des synthés bon marché ou confectionnés main ("Cheap Chrome").

Quoi qu’il en soit, Half Eaten By Dogs est plus clubby que ses prédécesseurs, tout en continuant d’être conduit par un post-punk froid, post-industriel, dansant, maussade, résigné, répétitif, hypnotique, une musique pouvant d’ailleurs être parfaitement imagée par ces représentations de petits clubs enfumés où le public, confiné dans un espace étroit, côtoie au plus près la scène dans une chaleur éprouvante.

L’album s’ouvre sur "Order Imposing Sentence", où le groupe prophétise, par hasard, une collision de train dans l’Ohio, qui arrivera quelque temps après : “Runoff, runoff from the transport, and it’s game day/petrochemical game day” chante McCartney, la voix submergée par une réverb flirtant avec le delay, la batterie avançant au rythme des roues des wagons sur les éclisses. "Cheap Chrome" nous renvoie aux atmosphères du groupe SUICIDE, version chamanique-trance et moite, avec sa boucle de séquenceur hypnotique et terriblement répétitive, ses atmosphères déprimantes et sa voix lointaine avalée par l’écho.

Toujours au rayon des accidents, "Suspension Bridge Collapse", parlé et vociféré, fait presque figure d’intermède dans cet album énergique.

"Club Deuce", recherche les rythmes martiaux et arpente les terres de l’EBM et de la musique robotique bien que les sons adoptent une texture bien plus métallique que synthétique. "Electric Like An Eel" avec sa grosse basse, ses percussions métalliques hypnotiques et le chant hanté et lointain de McCartney, un peu comme celui de Ian Curtis par moments, nous plonge dans une transe contagieuse de possédés, un des titres les plus forts de l’album assurément. On retrouvera cette basse dans une danse frénétique typique pour corbeaux et autres coldwaveux en perdition depuis une quarantaine d’années sur "The Dice Man Will Become" ; et dire que cette musique est jouée par des jeunes, voilà qui devrait leur remonter le moral.

"Ending Of The Stream" et son jeu de batterie typiquement post-punk et ses filets de synthés anorexiques peut là aussi nous rappeler JOY DIVISION mais tout ceci est fait avec une maturité surprenante. "Mocking Laughter" est empreint d’une tristesse ou d’une résignation touchante, possiblement une nouvelle forme de fête triste revisitée.

Half Eaten By Dogs est un album séduisant, une belle surprise de la fin de l’année 2023, il faut dire que la formation de Cincinnati a bien progressé depuis 2018, qu’elle a enchaîné les concerts, et les dix titres qu’elle nous propose montrent toute l’étendue de la capacité de ces jeunes américains à embrasser un spectre musical large, sans que rien ne détone, touchant au post-punk, à la coldwave et à la synth-punk. Et dire qu’il y a encore quelques mois ils opéraient sur du matos analogique bon marché, les poches vides, alors qu’ils n’ont jamais connus les eighties…