Ce disque ne comporte, en dehors de deux interludes musicaux dans le sens du vagin de l’esprit, que du dialogue. Certes mais quel espèce de dialogue, aurais-je envie d’ajouter si un petit grain ne venait déjà me gêner dans ma tremblotante intro. Ce petit grain en question n’est en fin de compte que l’anglais que l’ami Duchamp parle fort bien quoique à la manière traînante des new-yorkais. Peut-être parce qu’il était devenu new-yorkais lui-même, lors de son exil définitif en 1915 (c.f. ma chronique sur l’œuvre complète de VARESE).

The Creative Act est l’occasion de parler, de dénouer sa langue au sujet vaste et scandaleusement caricaturé ou, pire encore, adulé pour de mauvaises raisons, de l’art moderne, c’est-à-dire de la période allant grosso modo de l’indépassable Goya à la deuxième guerre mondiale. Duchamp a engendré très directement une sorte de scepticisme autant général que radical dans le monde de l’art et en ce sens, il est également, avec son flegme tout aristocratique, un destructeur hors-pair, donc un artiste contemporain ; le premier et, sans du tout rire, le dernier.

Nous retrouvons ici notre anartiste (c’est ainsi qu’il se définit lui-même) dans la dernière partie de sa carrière, tandis qu’il se consacrait à son extrêmement singulier testament, Etant Donnés, qui fut exposé au public en 1969.
L’idée centrale, qui part d’un constat purement objectif, est que le travail de transmutation est accompli en grande partie non par le créateur mais par le spectateur, qui devient part entière du processus artistique dans lequel l’artiste, si doué soit-il, n’est qu’un intermédiaire, un passeur.

Dans le premier entretien, il revient sur ses fameux ready-made des années 1912-1917 et rappelle que son critère de choix (un porte-bouteille trouvé en brocante par exemple) était une anesthésie complète de goût personnel. Le terme ready made était en tout cas, le plus intentionnellement du monde, une négation du monde de l’art dans le plus pur esprit dadaïste. Et cette négation se retrouve sublimée dans Le Grand Verre (La Mariée Mise A Nu Par Ses Célibataires, Même) – une œuvre qui se fendit méchamment lors d’un transport, au plus grand amusement du principal intéressé, qui y voyait (et nous le voyons aussi) une intervention extérieure, pour ne pas dire divine, tout à fait bienvenue.

Dans le second, plus long, Duchamp nous emmène du Cubisme, dont il sortit rapidement pour le mouvement incarné par le Futurisme italien, avant que de brutalement cesser de peindre, peu après son impressionnant Nu Descendant Un Escalier en 1912.
Il revient aussi sur sa théorie favorite, qu’une création n’existe que lorsqu’elle est contemplé par le spectateur.
Dans cet ordre d’idée, il faut constamment avoir à l’esprit que les musées sont moins remplis des chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art soigneusement sélectionnés par de grands sages omniscients, que par les œuvres qui ont survécu au moult déluges que la vie réserve aux pires comme aux meilleurs d’entre nous. Et par conséquent, il est tout à fait probable que des chefs-d’œuvre encore plus aboutis que ceux que l’on peut contempler au Prado ou à la National Gallery ont disparu sans jamais avoir eu l’opportunité de sortir de leur atelier.

Nous en revenons brutalement au point de départ : non pas qu’est-ce-que l’art, mais bien plutôt : que ce passe-t-il ?
La réponse se cache ailleurs que dans le cerveau ou le cœur, mais non pas trop loin cependant, histoire de garantir l’eau et le gaz à tous les étages.

Un disque hautement instructif mais qui aurait gagné à être augmenté de beaucoup plus d’interludes musicaux pour devenir un véritable disque de chevet.