Voici un album qui n'aurait pas dû naître. Un rejeton non désiré, dont la conception puis la sortie a longtemps été regrettée par son géniteur, l'artiste irlandais Damien RICE. "Je ne suis pas fier de cet album, et aujourd'hui j'en retirerais la moitié des morceaux qui le composent. Cet album n'est pas aussi bon que ce qu'il aurait pu être". Le ton est donné, et c'est en effet sous la pression de sa maison de disques que cet artiste touche-à-tout, aussi bien chanteur que producteur, pianiste et guitariste s'est lancé dans la création de l'album 9, publié fin 2006, quatre ans après un premier album, O, couronné de succès et porté par le single "The Blower's Daughter".

Et pourtant, presque par accident, ce deuxième album nous offre à découvrir une des plus belles chansons enfantées par le siècle nouveau, à savoir la poignante "9 Crimes". "Tu ne te laisseras pas aller à des pensées ou des désirs impurs." Dit plus précisément, "Tu ne commettras pas d’adultère". Voici le neuvième commandement reçu par Moïse sur le Mont Sinaï. C'est bien lui que Damien RICE se repent d'avoir brisé sur son album 9, justement titré ainsi en référence au Décalogue.

"9 Crimes" est un témoignage poignant évoquant la vulnérabilité de l'être humain, son incapacité à s'engager, pris dans un maëlstrom d'émotions contradictoires qu'il ne contrôle pas. Nous entrons ici dans le royaume de l'introspection. En sous-main, cette chanson décrit une histoire d'adultère, narrée à la première personne du point de vue du fautif. Mais cette histoire n'est qu'un prétexte pour inviter à la réflexion sur l'incapacité à maîtriser ce faible corps fait de chair, à commettre des "petits crimes" qui génèrent un sentiment de culpabilité, et un peu plus encore d'incertitudes. En filigrane résonne également la question de la dépendance à l'autre, qui nous fait souffrir, que l'on fait souffrir, mais à qui on se raccroche perpétuellement.

Le morceau débute au son d'un piano timide et délicat, sur lequel se pose la voix tendre et désespérée de la chanteuse Lisa Hannigan, que l'on pouvait déjà entendre sur plusieurs morceaux du premier album de Damien RICE. Le piano reste présent, comme un guide, tandis que les voix s'entremêlent et que des instruments à cordes frottées apportent une intensité permettant au morceau d'être ainsi porté vers la lumière, avant que, sur les dernières note, l'ombre l'engloutisse. Une ballade sur l'amour et la culpabilité qui l'accompagne, une odyssée à travers les émotions humaines, voici ce qu'est "9 Crimes". C'est surtout un phare, le fer de lance d'un album par ailleurs souvent laborieux, rarement étincelant.

Le folk proposé sur 9 est assez épuré, malgré quelques arrangements et harmonies vocales lui apportant par moment un côté foisonnant et presque dissonant. Certaines structures de morceaux se font assez déstabilisantes, proposant un choc entre une simplicité de façade et une sophistication parfois peu naturelle. Ecrit, composé, enregistré, produit et mixé par Damien RICE, qui s'occupe également de la majorité des instruments, l'album souffle le chaud et le froid. Il y a des morceaux qui frôlent le sublime, à l'image de l'épuré "Elephant" qui nous offre une interprétation dont l'intensité brutale (portée par des arrangements rock en fin de morceau) rappelle l'univers de Glen HANSARD. Autre grand morceau, "Coconut Skins" se fait un titre folk énergique, dont la guitare acoustique transpire l'authenticité. A côté de cela, si on peut apprécier "The Animals We Gone" qui évoque Leonard COHEN ou le refrain rock de "Rootless Tree", on s'ennuie fermement sur la mélodie pop-folk assez fade de "Dogs", tout comme on peine à comprendre la démarche sur cette fin d'album lancinante. "Accidental Babies" voit le piano refaire son apparition pour émuler sans réussite l'émotion de "9 Crimes". Les courageux qui iront jusqu'à la fin de la ballade folk intime "Sleep Don't Weep" pourront entendre Damien Rice s'embarquer dans 16 minutes de verres musicaux dont on cherche encore le sens.

Damien RICE a raison, son deuxième album aurait mérité mieux, et souffre de la présence de morceaux superflus et de redites qui nuisent à son impact. Si "Coconut Skins" s'impose comme un grand morceau, l'album vaut surtout par la présence du chef-d'œuvre "9 Crimes", un des grands morceaux de notre temps. Rien que pour cela, l'artiste irlandais a eu raison de le publier.