Chet Baker était blanc, ce qui à l’époque était plutôt un handicap pour un jazzman, par contre comme beaucoup d’autres de ses compères, il a passé sa vie à jouer de la musique pour se payer sa dope et les pensions alimentaires de ses différentes épouses. Il a eu sa dose de malheur, et la lecture de son autobiographie La Longue Nuit de Chet Baker écrite par James Gavin relate cette lente et inexorable descente aux enfers qui se termina le 13 mai 1988 par une défenestration dans un hôtel situé à proximité du quartier rouge d’Amsterdam.
Pourtant, il a su faire passer de l’émotion, dans sa trompette, comme aucun autre musicien. Loin des envolées stridentes de Miles Davis ou de l’exubérance de Dizzy Gillepsie, il excellait dans les ballades jouant de longues phrases sinueuses mais graves.

En septembre 1955, Chet débarque pour la première fois en Europe, après avoir cartonné dans son pays avec son LP Chet Baker Sings, et la publication des photos de William Claxton, qui le font ressembler à James Dean.
Dès son arrivée sur le Vieux Continent il signe un contrat avec Barclay (le gars Eddy avait un sacré nez pour dénicher les talents) et commence à enregistrer en studio en octobre avec un groupe composé du fabuleux pianiste Richard Twardzik, de Lars Gullin au saxophone, de Jimmy Bond (basse), Peter Littman (batterie) et Caterina Valente (vocaux). Ces sessions sont complétées par des titres enregistrés à Stuttgart le 15 octobre 1955.

La plupart des compositions sont écrites par Bob Zieff, « The Girl from Greeland » par Richard Twardzik et « Cool Blues » par Charlie Parker. Les musiciens qui arrivent d’horizons et de pays différents vont être tout de suite en osmose et le pianiste va tisser un environnement somptueux où les notes de la trompette de Baker viendront se poser.
Sur ces morceaux le talent de Chet est évident, son jeu est subtil, doux, la trompette se fait caresse, et le piano délicat. La musique est magique, la trompette de Chet s'enroule autour des touches délicates du piano, et « The Girl from Greeland » est un pur bonheur. La cover de Bird, « Cool Blues », jouée en live, transforme la version originale en une longue et douce rêverie. Baker est à son sommet : son jeu est diablement sensuel sur « Pomp » ou « Brash ». On dit que la musique de ce combo a fait pâlir d'envie Miles Davis.
Et c'est le paradoxe, un groupe de musiciens qui ne se connaissent quasiment pas, trouvent très vite l'osmose, l'entente pour enregistrer de tels instants de beauté, comme « Rondette » ou « Sad Walk ».

Hélas, quelques jours plus tard, le 21 octobre 1955, Richard Twardzik est trouvé mort dans sa chambre à l'Hôtel Madeleine, une seringue piquée dans son bras. La mort du pianiste (et les accusations de ses parents) bouleversent Chet qui pourtant reste en Europe encore quelques mois, sans jamais retrouver une formation d’un tel niveau, et plonge dans l’héroïne.
Il reste heureusement ces sessions qui, avec le recul, apparaissent comme les morceaux les plus intenses, les plus beaux, les plus délicats enregistrés par le trompettiste malgré une discographie abondante.