Les adolescents de la fin des années 90-début 2000 se souviennent fort bien de la saga Matrix par les frères Wachowski, déployée sur trois films au cinéma ("avec la présence de Lambert Wilson !" - c'était l'argument de vente pour le deuxième volet en France, oui...). Pour beaucoup, elle aurait dû s'arrêter au premier volet - qui a osé dire "comme Pirates des Caraïbes" ?! -.

Le premier film Matrix qui est venu bouleverser le monde de la science-fiction, avec un scénario post-apocalyptique et des plans de combats au ralenti qu'on s'amusait à reproduire entre adolescents. Il y a en particulier cette fameuse scène hallucinante du manoir où Morpheus (Laurence Fishburne) convainc Thomas A. Anderson alias Neo (Keanu Reeves) qu'il n'est qu'un pion humain dans une société gouvernée par les machines. Il lui propose de choisir entre une pilule bleue – Neo restera alors un pion - et une pilule rouge qui lui donnera accès à la connaissance de la Matrice et la possibilité de mener la rébellion des humains contre les machines.

Malgré les opacités (incohérences ?) du scénario de la franchise, cela représente toute une époque, évidemment rattrapée par les effets du temps, de la mode et des moyens techniques. Cependant, Maître GIMS trouve assez de matière dans cette idée des deux pilules que certains ont parfois utilisé comme argument principal pour l'ossature et l'articulation de toute la saga (un truc de drogués, quoi). Il est facile de faire un rapprochement avec le monde moderne, le thème de la manipulation des masses qui revient perpétuellement, l'urgence d'en sortir...

Tel est ici le propos de la nouvelle idole des jeunes français. On avait déjà découvert le style Maître GIMS via son premier album Subliminal, pas si éloigné toutefois de ce qu'il proposait avec ses collègues de SEXION D'ASSAUT, et pouvant proposer le meilleur comme le pire ("Bella"). Cela dit, le meilleur (l'autre single, "J'me Tire"), sans être mirobolant et loin s'en faut, avait le mérite de proposer une autre facette artistique de l'interprète, plutôt sympathique.

Autant le dire tout de suite, c'est ce style-là qui fait le plus gros de l'intérêt que l'on peut porter à ce disque double. En fait, la partie Pilule Bleue exploite le versant pop de Maître GIMS, tandis que sur le deuxième CD, Pilule Rouge, le chanteur retrouve sa casquette de rappeur et multiplie les featurings avec ses anciens potes, Lefa, SEXION D'ASSAUT. Dans ce contexte, les paroles ne se démarquent guère du rap lambda. Les connexions Paris-Afrique brillent plus par les sons rythmiques et organiques (le flow est plus ou moins maîtrisé) que par la rhétorique.

Cette partie-là, manquant de susciter l'enthousiasme, est assez quelconque et souvent risible : tous les moments où Maître GIMS crie "Ha !", "Ouh !", "Sexion d'Assaut !", "Maître GIMS !" (c'est original de s'appeler soi-même !) et où il se met à rire comme Omar Sy, sans trop qu'on sache pourquoi... À travers ses textes, le rappeur énumère un tas de références hype et "swag" (cool), que ce soit Christian Louboutin ou encore Katniss Everdeen, protagoniste de la saga des Hunger Games. Du coup, à force de réalisme et de fadeur, on se demande si on a bien pris la pilule rouge...

À moins que Maître GIMS n'ait fait ce choix par rapport au caractère trempé du rap, préférant réserver la couleur bleue aux chansons pop qui sont, il est vrai, peu joyeuses. Sur Pilule Bleue, il a le blues, et ça lui réussit. Sans rire, on est dans une forme de variété joliment peaufinée, avec de belles mélodies et ambiances signées Renaud Rebillaud. Si elle avait été exploitée dès le début de sa carrière, l'artiste aurait été pris davantage au sérieux, à défaut d'être apprécié des mélomanes.

On peut râler parce que "Est-ce Que Tu M'aimes ?" squatte les ondes, mais honnêtement, c'est ce qu'il sait faire de mieux. Ajoutons l'introduction orchestrale, "Brisé", la chanson-titre "Mon Coeur Avait Raison", "Tu Vas Me Manquer", "Contradiction" et "Je Te Pardonne", repris en choeur avec SIA qui est partout désormais... De beaux exemples d'une variété-pop électro d'abord dramatique et vaguement futuriste, malgré de beaux arrangements rétro fin 80's début 90's, par opposition aux instrus plates de Dany Synthé sur Pilule Rouge.

Tout n'est pas bon non plus dans cette Pilule Bleue, la perfection n'est pas de ce monde, même si on n'est pas encore tout à fait dans celui de Neo, Trinity et Morpheus. Bien qu'il s'agisse d'un exercice limité ici, on rencontre une poignée de titres orientés zouk-dancehall qui font partie de ce que le public favorise de nos jours et qui font danser en boite, mais c'est leur seule qualité (si toutefois c'en est une)...

En plus, "Habibi" utilise le Vocoder à outrance (comme tout le disque Pilule Rouge) sur un chant raï/oriental. L'effet pour l'auditeur est le même que lorsque le méchant de Matrix, l'agent Smith (inoubliable Hugo Weaving !) débarque et martyrise Neo-Keanu Reeves. C'est plus que seulement routinier ça aussi, un coup à se choper une otite double et carabinée... Heureusement, ça reste limité sur les chansons tristes où Maître GIMS révèle sensiblement ses qualités de vocaliste, en studio du moins. Si on veut tempérer un brin son jugement sur le beau ténébreux à solaires Dita Match Four, c'est par là, et là seulement qu'il faut se rendre ! Sans Pilule Rouge, la note aurait été élevée d'un cran.