Le jazz a la réputation d'être une musique difficilement accessible. A cela plusieurs causes dont les plus évidentes sont : il s'agit d'une musique dont le contact est souvent tardif ; il s'agit d'une musique parfois exagérément abstraite et hermétique ; et, sans être dénuée de lien avec les motifs précédents, une autre raison émerge : les oreilles sont formatées de longue date pour écouter des musiques pop et rock qui servent des mélodies facilement mémorisables et qui sont structurées autour d'un schéma simple et récurrent qui varie plus ou moins autour de ce qui suit :

Couplet/refrain/couplet/refrain/break ou bridge/couplet/refrain

Or, si on veut pénétrer le monde du jazz il va falloir se débarrasser de ce formatage musical et se faire à l'idée que la musique n'est pas forcément synonyme de recherche effrénée de ce type de mélodies pop/rock généralement en écriture 4/4.

Le talent de Manu Katché, qui signe ici son premier album sur le célèbre label ECM, consiste à créer un lien judicieux entre pop et jazz sans faire de concessions quant aux exigences du jazz. Il faut dire aussi que le batteur français, au parcours musical riche, navigue dans les deux mondes puisqu'il a collaboré avec des grands noms de la pop comme Peter Gabriel et Sting. Mais cela ne serait pas suffisant si le Français – qui signe quasiment toutes les musiques - n'était pas également un compositeur habile et un mélodiste talentueux.

Sur Neighbourhood (trad : voisinage) Manu Katché s'entoure de prestigieux musiciens « maison » (issus donc du voisinage...) dont le plus connu est certainement le saxophoniste norvégien Jan Garbarek, une des deux « têtes de gondole » du label ECM avec Keith Jarrett, saxophoniste qu'il a rencontré au début des années 90 et avec lequel il collaborera régulièrement.

Le fait que le nom de Katché apparaisse en fin de line-up sur la pochette pourrait surprendre mais c'est assez révélateur en fait de l'état d'esprit du batteur : il compose non seulement pour lui mais avant tout et d'abord pour les autres. Il est au service des autres musiciens. C'est là une différence fondamentale avec la pop ; de manière générale, dans le jazz il est de coutume de servir l'ensemble des musiciens auxquels on accordera régulièrement et successivement des espaces d'expression (le rock progressif s'en inspirera). Ce qui force l'exigence d'écoute des musiciens entre eux en live dans un contexte de jeux improvisés.

Neighbourhood nous gâte donc de compositions accessibles, qui ne sont pas abstraites, qui sont mélodiques, cools ou détendues, sereines, jamais agressives ; la musique de Neighbourhood ne se perd pas et a toujours quelque chose à dire. Tout y est au poil ; ça groove calmement, les soli ne font jamais dans le bavardage et l'évidence des mélodies flatte les oreilles. Évidemment, on est ici chez ECM et la profondeur spatiale du son et l'étendue du spectre sonore sont irréprochables. Ceux qui possèdent du matériel audio de haute définition sont gâtés !

Qu'elle soit construite autour des ostinatos de la contrebasse (« November 99 », « Lullaby »), des riffs joués au piano « Number One » ou à la trompette (« Good Influence », « No Rush »), la musique portée par la batterie de Katché ondule paisiblement ; le rappel général des thèmes la structure intelligemment et donne une sensation pop qui pourra rassurer certains néophytes « Rose ».

La douceur de la trompette de Tomasz Stanko sur « February Sun » nous charme, ses harmoniques sur « No Rush » caressent l'oreille, même lorsqu'elles crissent sur « Miles Away » ; de même pour le saxo qui nous offre de belles couleurs sur « Number One ». Le doigté et le son de Garbarek sont immédiatement reconnaissables et sa mélodie sur « Take off and Land » n'est rien d'autre qu'une jolie voix pop avec couplets et chorus. « Rose » est quant à elle assez proche d'une berceuse et clôt l'album de la manière la plus apaisante qui soit. Cette musique détendue devrait être remboursée par la sécurité sociale pour lutter contre le stress, je vous le dis.

Il est à noter que ce deuxième album du batteur français a remporté entre autres récompenses le prix des critiques allemands (Jahrespreis der deutschen Schallplattenkritik) dans la catégorie « album de l'année ». Un superbe album !

Note : 4,5/5.