Le décès de Boby LAPOINTE, le 29 juin 1972, n'a suscité que de modestes lignes, souvent polies dans la plupart de nos quotidiens. Bah oui, n’est pas Claude FRANCOIS ou Johnny HALLYDAY qui veut !
Revenons brièvement sur le parcours de ce curieux bonhomme, figure atypique de la chanson française.

Natif de Pézenas où il voit le jour en 1922, Robert Jean-François Joseph Pascal Lapointe se passionne très tôt pour les maths et l’aviation. Une fois son Bac en poche, il se prépare pour l’Ecole Centrale, le garçon aspire à devenir pilote d’essai ou ingénieur dans l’aéronautique quand les aléas de la vie s’en mêlent. En guise de diplôme, LAPOINTE décroche un passage à Linz au titre de STO*. Il s’échappe, regagne sa région natale au bout de six mois de cache-cache avec l’occupant teuton. Après s’être essayé à tout un tas de petits boulots, il se marie à 24 ans et rejoint Paris, bien décidé à se faire une place au soleil en ouvrant un magasin de layettes, tout en écrivant des poèmes et des chansons qui n’intéressent pas grand monde.
En 1954, Robert fait ses premiers pas dans le show-biz par le biais du cinéma. BOURVIL reprend sa chanson « Aragon Et Castille » dans un navet de Gilles Grangier. Deux ans plus tard, son commerce et son mariage tombent à l’eau. Devenu électricien puis installateur d’antennes télé, il continue d’écrire, maniant avec passion les jeux de mots, les calembours, l’art de la contrepèterie et de la dérision.

Au milieu des années 50, Robert devenu Boby se produit dans les cabarets de la Rive-Gauche et devient l’une des têtes d’affiches du Cheval d’Or. C’est là qu’il rencontre George BRASSENS, Raymond DEVOS, Ricet Barrier, Pierre Etaix, Suc et Serre**, Roger Rifford, Ann Sylvestre, Jacques Dufilho et Petit-Bobo*** avec lesquels il se lie d’amitié.
Remarqué par François TRUFFAUT, il participe au film « Tirez Sur Le Pianiste » jouant un second rôle. Le film lui permet de placer deux chansons au générique « Framboise ! » et « Marcelle » ; le producteur, effrayé par l’accent et la cadence des paroles, refuse dans un premier temps qu’elles soient intégrées au film. A charge pour Truffaut de ruser en les sous-titrant. Ce premier coup de projecteur lui permet de se produire au Trois Baudets.
En 1960 et 61, il enregistre ses premiers disques édités par Fontana. Son physique impressionnant et son humour lui permettent d’enchaîner au cinéma dans des seconds rôles. On le voit dans « L’Ardoise » avec Adamo, deux réalisations de Claude Sautet « Les Choses De La Vie » et « Max Et Les Ferrailleurs » avec Piccoli et Schneider. On le retrouve au générique au côté de son copain Pierre Maguelon dans « Les Assassins de l’Ordre » avec Brel et enfin dans « La Veuve Couderc » avec Simone Signoret et Delon.
Durant les sixties, Boby ouvre le Cadran Bleu, un café concert qui tombe rapidement en faillite. LAPOINTE se produit à l’Alhambra, pas encore transformé en garage, à Bobino, à l’Olympia tout en participant à des tournées en compagnie de BRASSENS. Ce spécialiste des jeux de mots connaît bien quelques succès (« Bobo Léon », « L’Hélicon », La Peinture à l’Huile », « Ta Katie T’a Quitté » ou « T’as Pas, T’as Pas Tout Dit » ou « Marcelle »**** mais il se voit laminé par les vagues Rock et Yéyé. En 1968, le chanteur récolte assez d’argent pour faire breveter un système binaire de son invention.
Avec son visage toujours souriant et goguenard, des tenues vestimentaires qui font penser à un représentant de commerce, et non à une idole du Rock, et des jeux de mots perpétuels, Boby LAPOINTE n’était peut-être pas né à la bonne époque. Son répertoire souvent baigné d’une orchestration minimaliste, à l’instar de BRASSENS ou Devos, ou d’un accompagnement digne d’une fanfare ne rentrait pas dans les codes des productions du moment, lesquelles ne pensaient déjà qu’à vendre au maximum, et ce quelle que soit la qualité du produit.

La discographie de LAPOINTE se compte presque sur les doigts des deux mains : 6 singles, 7 EP et 4 albums dont un disque-livre. Curieusement, de multiples compilations et deux DVD verront le jour, mais à titre posthume. Philips a édité en 1976 une Intégrale sous forme d’un coffret de quatre 33 tours (réédité en CD). Ce n’est qu’en 1994 que Polygram sort ce coffret sous forme de double CD, mais Boby depuis longtemps mangeait non des glaces au citron mais des pissenlits par la racine. Un petit musée, l’A-Musée Boby LAPOINTE, lui est consacré dans sa bonne ville de Pézenas.

« Boby Lapointe En Public » : ce coffret présenté sous forme de double CD agrémenté d’un livret intérieur de 40 pages propose 41 pistes dont 37 interprétées par LAPOINTE. Si le second volume incorpore 8 inédits, l’attrait principal du coffret demeure bel et bien de découvrir la réaction du public.
Le premier volet est orienté sur des titres rares captés dans diverses salles : les dix premières pistes sont issues d’un récital donné au Théâtre de Beaulieu de Lausanne, en novembre 63, en première partie de George BRASSENS. S’ensuivent un titre capté au Music-Hall de France en novembre 64, deux autres au Port du Salut en janvier 65, un titre capté au Cheval d’or en 59. Le premier volet s’achève sur des morceaux enregistrés en octobre 66 au Cabaret de l’Absurde, en fait une émission enregistrée à la Maison de la Radio et enfin trois titres gravés au cours d’émissions radio.
Ce premier volet reprend quelques-uns des plus gros succès de l’artiste, ce qui des deux en fait probablement le plus facile d’accès. Au gré des morceaux, les calembours, jeux de mots, allitérations, les paronomases (procédé consistant à rapprocher des mots à la sonorité similaire) et les contrepets se succèdent à une allure vertigineuse. Mais l’humour n’est pas la seule arme de LAPOINTE, celui-ci peut aussi s’appuyer sur un style poétique avec une coloration mélancolique que l’on découvre souvent après coup.
Excellent auteur-compositeur, Boby exploite aussi des mélodies simples mais souvent entraînantes. La durée généralement courte des compositions contribue à un sentiment de virevoltes permanentes débouchant sur une gaieté contagieuse.
On ne peut que sourire et rire face à certaines paroles. Parmi les meilleurs passages, citons « Mon fils tu as déjà soixante ans- Ta vieil’ maman sucre les fraises – On ne veut plus d’elle au trapèze- A toi de travailler il serait temps. Moi, je veux jouer de l’hélicon- Pon pon pon pon. » (L’Hélicon). Autre grand moment probablement plus connu avec « Ta Katie T’a Quitté » : « Ce soir au bar- De la gare- Igor hagard est noir- il n’arrêt guer’ de boir’-Car sa Katia, sa jolie Katia vient de le quitter- Sa Katie l’a quitté- il a fait chou blanc- Ce grand duc avec ses trucs, ses astuces, ses ruses de Russe blanc- Ma tactique était toc dit Igor qui s’endort, ivre mort au comptoir du bar- Un russe blanc qu’est noir- Quel bizarre hazard se marrent- Les fêtards paillards du bar… Tic tac tic tac- Ta Katie t’a quitté… ».
Autre passage digne de figurer dans les annales de la chanson française avec « T’as Pas, T’as Pas Tout Dit » : T’y as dit : Je bouffe rien que du caviar- C’est des petits œufs, j’les mange à la coque- Je les fous en l’air quand ils sont trop noirs- Et j’en achète d’aut’…

Si les paroles lues comme je viens de les retranscrire ne vous touchent pas, il vous suffira peut-être de les écouter via le timbre souvent aussi impayable que prompt du chanteur. Mais à l’instar de certains sketches de Raymond Devos, le mieux est d’écouter les chansons en lisant leurs retranscriptions. En effet, la façon de manier les mots et de jouer avec eux, ajoutée à un rapide débit de paroles, empêche parfois de tout saisir du premier coup, sans parler des nombreuses contrepèteries qui infestent certaines chansons.

Les quatre titres repris par Fernand Reynaud, Sam Olivier, Jack Vidal et Georges Perec permettent d’apprécier la cadence et le souffle de LAPOINTE, bien plus percutant que les repreneurs des morceaux, pourtant habiles à manier la diction.
Selon votre affinité personnelle, votre écoute, votre perception et votre compréhension, certains titres vous toucheront plus que d’autres, mais il y a souvent dans l’écriture de cet énergumène des choses qui échappent au premier abord.

Le second volume constitué de titres nettement moins champêtres empêche ce coffret de récolter la meilleure note.

*Le STO (Service du Travail Obligatoire) est une réquisition des travailleurs français par l’occupant nazi vers l’Autriche et l’Allemagne afin de contribuer à l’effort de guerre.
** Derrière le duo Suc et Serre se cachent le comédien Henri Serre connu pour avoir interprété Jim dans le film « Jules et Jim », Jean Pierre Suc peintre, guitariste et pianiste de Jazz demeure le cofondateur avec Léon Tcherniak du cabaret Le Cheval d’Or basé rue Descartes à Paris. Il s’est donné la mort dans un train reliant Paris à Montpelliers en 1960, d’où la disparition du duo.
*** Petit-Bobo se fait connaître plus tard sous les traits de Pierre Maguelon, comédien spécialisé dans les seconds rôles, qui doit sa reconnaissance à l'inspecteur Terrasson, personnage qu'il a incarné dans la série « Les Brigades du Tigre ».
**** La chanson « Marcelle » a été composée en hommage à Marcelle, l’épouse de Léon Tcherniak.