Il aurait eu cent ans cette année, si la camarde n’en n’avait décidé autrement voici déjà un demi-siècle. Je veux parler du grand Boby, un authentique génie enfanté par le siècle passé. Sa vie fut un roman. Grand bricoleur et esprit créatif, il se dit qu’il a inventé pendant la guerre un système d’embrayage automatique qu’il n’a pas souhaité faire breveter, ce qui fut fait par quelqu’un d’autre peu après. Mathématicien, certes amateur mais chevronné, il a cette fois-ci fait breveter le système bibi-binaire, sorte d’extension phonétique du système binaire, fantaisiste mais très sérieuse. Entrepreneur sans succès, acteur de seconde zone (on l’a tout de même vu chez Truffaut ou Sautet), c’est avec ses chansons qu’il a finalement accédé à la reconnaissance puis à la postérité.

Si ses contemporains ne l’ont pas compris de suite, très vite une grande partie de ses pairs ont été soufflés par son aisance à manier le langage, à le retourner dans toutes ses formes par une approche des plus mathématiques. Roi des jeux de mots dont il truffe l’essentiel de ses textes, il impressionne particulièrement en s’amusant avec les sonorités, en poussant notamment les assonances et les allitérations à des niveaux jamais atteints jusqu’ici. Rien que les titres en donnent un aperçu, bien-sûr davantage précis en écoutant les textes et plus encore en les chantant : "Aubade à Lydie en Do", "T’as pas, t’as pas tout dit" et par-dessus tout le fin du fin du genre "Ta Katie t’a quitté", avec son pont complètement pété du casque.

Mais c’est aussi par sa maitrise de l’art du calembour qu’il a fait date. Son œuvre contient quelques démonstrations (les "Saucisson de cheval", "Le tube de toilette") et plus globalement des bons mots allant du plus bas étage jusqu‘à la plus grande finesse, parfois en tirant de multiples tiroirs. Ajoutons-y sa carte spéciale, celle de la paronomase ; c’est-à-dire en gros du calembour approximatif du style "Il a du bobo Léon / il porte un bandeau Léon / il va p’tet canner Léon". Ou encore celle de la contrepèterie. On commence alors à apercevoir l’immense richesse de sa langue, qui se cristallise dans quelques chefs-d’œuvre où il fait tapis. Par exemple le joyau "Je suis né au Chili", dont je ne résiste pas à reproduire ici ces quelques vers magistraux : "De tout ce qu’à ma peau me fîtes / combien fus-je épaté de fois / combien à vous qui m’épatâtes / mon bon petit cœur confus doit / Et je veux rendre à ma façon / grâce à votre graisse à masser / votre saindoux pour le corps c’est / ce que mes vers pour l’âme sont". Du génie je t’ai dit !

Tour à tour potache, absurde ou surréaliste, son humour peut aussi se faire particulièrement noir ou même osé avec quelques textes franchement gaillards comme ceux de "Marcelle" et Marcel ("Comprend qui peut"). Il y a surtout, derrière tous ces bons mots et cette envie d’amuser, une vraie poésie touchant régulièrement des réalités assez tristes. Derrière la joie de "J’ai fantaisie" se trouve aussi une histoire tragique, ainsi qu’un tableau assez brut de la condition sociale ouvrière. L’amour, l’amitié, la mort… tous les grands sujets sont évoqués à un moment ou à un autre derrière le nez rouge, avec souvent une grande sagesse. On trouve d’ailleurs quelques rares titres qui n’ont aucune prétention à faire rire, dans lesquels ressort une certaine forme de nostalgie ainsi que de la rêverie (voir "Insomnie", la très belle "Ça va ça vient" ou encore le poétique "Petit homme qui vit d’espoir").

Boby LAPOINTE est un chanteur pour qui la notion de discographie ne fait pas vraiment sens. Il a essentiellement sorti des 45 tours ; ses 33 tours étaient dès l’origine des compilations. En tout, il aura enregistré une cinquantaine de chansons en à peine une décennie, avant que le cancer ne l’emporte prématurément. Par la suite, avec l’avènement du CD, son œuvre a été très régulièrement rééditée sous la forme d’un disque double contenant à peu près l’ensemble de ses enregistrements. Tu peux trouver L’intégrale ou Les 50 plus belles chansons (bien joué, il en a justement fait cinquante !), entre autres. L’édition que je possède s’appelle Au pays de Boby Lapointe et a la particularité d’inclure quelques inédits ou maquettes, ainsi qu’un recueil de prestations en public. L’organisation des pistes n’y est pas chronologique ; disons qu’on y trouve généralement les chansons de sa veine réaliste dans le premier disque tandis que le second est proche du festival de jeux de mots.

Mais bon, peu importe par quelle édition on attaque cette œuvre, l’essentiel c’est de s’y mettre au moins une fois pour voir. D’ailleurs il va de soi que la note est davantage à associer à l’œuvre en elle-même plutôt qu’à cette édition. Evidemment, il n’y a aucune garantie d’aimer. Boby faisait assez peu d’efforts au chant (alors qu’il aurait pu, la partie ténor de l’hilarant "Andréa c’est toi" - "Entre et assied toi ? Bon allez je m’assois !" - est là pour le prouver). Il n’était pas non plus un compositeur inoubliable et il avait un goût pour les arrangements en fanfare auquel il faut adhérer. Mais, si jamais tu ne connais pas encore et que tu accroches, crois-moi tu vas découvrir un auteur unique, qui a profondément marqué un grand nombre d’artistes qui lui ont succédé depuis. Déjà à l’époque, quelques grands noms ne tarissaient pas d’éloge à son égard, au premier rang desquels son ami BRASSENS qui l’appelait affectueusement, en voisin qu’il était, "Putain de piscénois" ! Plus tard les premiers disques de RENAUD contenaient des tentatives de textes façon Boby et plusieurs autres s’y sont frottés. Plus généralement quelques chansons sont devenues des classiques scolaires (allez, je parie que t’as appris "La maman des poissons" à un moment ou à un autre), ce qui est une très bonne façon de faire vivre sa mémoire, - ce que de nombreux artistes continuent à faire de nos jours. Cent ans depuis sa naissance, cinquante après sa mort, de nombreuses générations qui s’amuseront encore à écouter ses chansons ou à décortiquer son écriture jubilatoire. C’est à ça qu’on reconnait le génie.